Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

Parias à Paris

Paris, juin 2021

 

 

Cette histoire est la suite de la nouvelle d’anticipation (démocratique et populaire) « Paris sur-saine », du même auteur,  parue en 2017 et que vous pouvez retrouver ici-même 

 

 

 

Pierre eut le cœur qui se serra d’un coup en ouvrant la boîte aux lettres. Les mains tremblantes, il se saisit de l’enveloppe et la déchira pour l’ouvrir. Elle portait la mention « Mairie de Paris, Service P.S. », et il craignait hélas d’en connaitre le contenu. En ce mois de janvier 2040, quelques jours après son 63ème anniversaire, recevoir une lettre du service de la Protection des Seniors n’était pas bon signe…

 

Depuis une vingtaine d’années, Paris avait en effet entamé une lutte sans merci contre les seniors qui s’obstinaient encore à vouloir vivre dans la capitale. Au début, on avait commencé par faire disparaitre les cordonneries, les poissonneries et les merceries, en les remplaçant par des kebabs, des bars branchés, des vendeurs de chaussures de sport et des restaurants de Poke Bowls Hawaïens. Mais c’était là tout le problème : les seniors ne participaient pas, ou peu, à cette nouvelle économie et freinaient le développement harmonieux de la nouvelle cité ludique, démocratique et populaire voulue par la Mairie.

Ce n’est qu’après que l’offensive s’était véritablement amplifiée afin de pousser vraiment les seniors dehors : on avait fait subir un entrainement spécial aux vendeurs des boutiques et surtout aux serveurs des bars et des restaurants afin qu’ils parviennent à ignorer spécifiquement, au milieu des autres, les personnes de plus de 60 ans. Obtenir d’être servi en terrasse quand on avait le cheveu blanc relevait désormais de l’exploit.

On avait ensuite généralisé l’usage de l’écriture en franglais inclusif, afin d’être certain que les seniors ne comprennent plus rien, en développant ainsi les brunches sur des roof-tops et les click and collect de street food.

Dans le but de décourager le plus grand nombre, on avait rendu quasi obligatoire l’usage du smartphone pour tous les actes de la vie quotidienne, et des machines au fonctionnement erratique et abscons avaient progressivement remplacé les employés des postes et les caissières de supermarchés.

 

C’est au printemps 2021, au sortir de la grande pandémie que la disparition des seniors était devenue palpable. Sur les terrasses reconquises, la jeunesse de Paris s’étalait en vapotant. Le quadragénaire se faisait rare, le quinquagénaire était l’exception et le sexagénaire avait tout bonnement disparu, dans l’indifférence générale.

Il arrivait néanmoins encore en ce temps-là d’en croiser quelques-uns sur les marchés, grappillant çà et là quelques légumes tombés au sol.

 

Comme cela ne suffisait pas, et afin de limiter au maximum les déplacements des seniors, on avait alors mis en place pour les bus de la RATP un système sophistiqué d’horaires imprévisibles et aléatoires, tout en diminuant le nombre de places assises et en faisant suivre aux conducteurs une formation spéciale à la conduite saccadée.

Quant au métro, une conception ingénieuse, consistant à obliger l’usager à descendre 30 marches, marcher 20 mètres pour descendre à nouveau 20 marches, puis en remonter 10, les redescendre en courant pour attraper le métro avait été suffisante pour se débarrasser définitivement du valétudinaire débutant ou du cacochyme confirmé.

 

L’heure était aux déplacements ludiques et décarbonés, comme le disait la communication officielle de la Mairie de Paris : trottinettes, scooters, vélos ou mono-roues. Les membres de la « Coalition pour le Bien et le Bon Ecologique Démocratique et Populaire », à la tête de la ville, en avait profité pour mettre en place pour chaque habitant un IMA, ou Indice de Mobilité Apaisée.

Les systèmes de locations de vélos ou de recharge des trottinettes électriques calculaient pour chaque individu le temps d’utilisation de ces moyens de transport recommandés, et ajoutaient des points à cet indice. En revanche, l’achat de ticket de stationnement, de carburant ou l’utilisation de taxi ou de VTC venaient le diminuer d’autant. Le paiement obligatoire par carte de crédit, mis en place dans les années 2030, avait rendu possible la centralisation informatique de toutes ces données à laquelle personne ne pouvait désormais échapper.

 

Pierre le savait : l’âge, mais aussi les douleurs qui subsistaient encore de son ancien accident, puis ses chutes de vélo avait fait baisser son IMA de manière dangereuse durant cette dernière année, en lui faisant préférer sa voiture ou le taxi pour ses déplacements.

La lettre de la mairie lui apprenait aujourd’hui qu’il était passé au-dessous des 50 points nécessaires pour demeurer citoyen parisien.

Il consommait désormais plus de carburants fossiles qu’il n’était permis et devait quitter la capitale.

 

Calquée sur le modèle de lutte contre l’immigration des années 2000, et en relation avec la préfecture de Paris, cette lettre lui signifiait son OQTP (Obligation de Quitter le Territoire Parisien), assortie d’un APRP (Arrêté Préfectoral de Reconduite au Périphérique). La reconduite serait effective au solstice d’été, soit le 21 juin prochain. Il lui restait donc six mois pour tout organiser.

 

 

 

 

 

Les six mois étaient passés très vite. Il avait tout d’abord fallu que Pierre se débarrasse de tout le contenu de l’appartement qu’il devait désormais quitter.

Ses livres, hérités en partie de son grand-père et de son père, puis complétés par ses lectures au cours du temps, n’avaient hélas aujourd’hui plus aucune valeur marchande, même si beaucoup d’entre eux étaient des éditions rares, pour la plupart épuisées chez l’éditeur… Plus personne n’avait l’envie, ni même l’idée d’acheter un livre en 2040. Il en avait donc vendu la quasi-totalité, au poids, à une fabrique de papier recyclé.

Quant à ses meubles anciens, ils étaient directement partis à la déchetterie, plus personne ne désirant non plus se meubler avec une armoire normande du 19ème siècle en chêne massif ou un bureau en merisier. D’ailleurs, menuisiers et ébénistes avaient déserté les faubourgs parisiens, remplacés depuis longtemps par des réparateurs de scooters et des vendeurs de vélos électriques.

Vendre son logement ensuite au tiers de sa valeur avait été un crève-cœur, mais les nombreux appartements qui se libéraient en raison de cette nouvelle politique avait beaucoup fait chuter les prix de l’immobilier.

 

Le plus long et difficile avait été de faire le tour de toutes ses connaissances pour leur dire adieu. Il le savait : lorsqu’il serait dans l’EHPASEC (Etablissement d’Hébergement de Personnes Agées en Surconsommation d’Energie Carbonée) qui lui avait été assigné à Bussy-Saint-Georges, il recevrait peu de visites. Il n’imaginait pas ses amis, dont beaucoup n’étaient plus très jeunes non plus, faire le trajet en trottinette ou en mono-roue, surtout à la mauvaise saison.

 

 

 

Et puis le 21 juin était arrivé. La Mairie ne souhaitant pas que ces départs se remarquent trop, il était convoqué à 20:00 à la Barrière du Trône, à côté de la place de la Nation, devant le pavillon d’octroi Sud.

La police à cheval de la P.S. (Protection des Seniors) était ensuite chargée de raccompagner les expulsés au-delà du périphérique, jusqu’aux portes de l’EHPASEC.

Le groupe commençait à se former, facilement reconnaissable : Quelques têtes chenues, quelques visages ridés…. et une certaine élégance qui se dégageait de l’ensemble : Pas de pantacourt, ni de bretelles de soutien-gorge pendouillantes chez les femmes, mais quelques tailleurs ajustés, et des chemisiers de soie. Pas de T-shirts trop courts sur des ventres poilus, mais des pantalons de toile claire et des chemises blanches repassées, pour les hommes. Certains avaient osé le veston, et on voyait même une ou deux cravates…

 

Mais c’est surtout le port, pour la plupart d’entre eux, de chaussures en vrai cuir qui rendaient les récalcitrants qui auraient voulu fuir si facilement identifiables par la police, au milieu des baskets qui étaient désormais devenues la norme à Paris. Il suffisait de regarder les pieds pour deviner l’âge.

Nike et Adidas étaient d’ailleurs depuis longtemps devenus sponsors officiels de la Mairie de Paris.

 

Vers 20 :45, le cortège s’ébranla et s’engagea sur le cours de Vincennes, encadré par la police à cheval. Pierre marchait au milieu du groupe, en serrant contre lui la valise qui contenait les 2 ou 3 livres qu’il avait pu sauver du pilon….Le soleil, derrière eux, qui se couchait sur Paris projetait leurs ombres démesurées sur le sol. Il se retourna une dernière fois pour voir ce Paris qu’il quittait à jamais. Ses yeux s’embrumèrent….Là-bas, sur la Place de la Nation, les flonflons de la fête de la Musique commençaient…

 

Allons ! La marche allait être longue jusqu’à Bussy saint Georges. Heureusement, d’après ses renseignements, après le repas végétarien du soir et une nuit de sommeil, un entretien avec le médecin conseil du centre était prévu dès le lendemain.

Grâce aux nouvelles lois sur la fin de vie, il pourrait sans doute facilement mettre un terme à tout cela.

 

 



20/06/2021
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