Eloge du quant-à-soi
Paris, mars 2019
« Tiens-toi ! »
Cette phrase, agrémentée d’un regard noir, a été le leitmotiv qui a bercé mon enfance. Pour ma mère (Dieu ait son âme (1)), le fait de « se tenir » était une nécessité absolue, un enfant sage étant la preuve indiscutable d’une éducation réussie. Lorsque je courais dans un magasin, quand je parlais trop fort dans l’escalier de l’immeuble, si je mettais un pied sur le fauteuil du bus…. Bref, à la moindre excentricité, tombait un « tiens-toi » qui stoppait net mon rire d’enfant et me faisait courber l’échine.
Ne pas se tenir, en revanche, ne pouvait qu’être la signature de ceux que l’on n’appelait pas encore les racailles, ni même les sauvageons, mais bien « de la graine de blousons noirs », que je regardais avec une crainte parfois mêlée d’envie…
Il n’était pas non plus question de se plaindre. Des générations passées de laboureurs ou de paludiers durs au mal, grattant la terre ou la mer pour y arracher leur subsistance nous surveillaient depuis leur enfer : un père de famille fonctionnaire en cravate, une mère au foyer, un deux pièces acheté à crédit avec frigidaire, machine à laver et TSF…. Tout cela interdisait à jamais toute plainte. Râler, protester, se battre si nécessaire pour changer les choses… oui. On ne s’en privait pas, d’ailleurs mais les gémissements n’étaient pas de mise.
Se tenir, rester à sa place et ne pas geindre. Il y avait, en filigrane, ce respect de l’autre qui nous interdisait de lui imposer notre rythme, nos jérémiades ou notre mode de vie. Ce même souci cher au cœur de Georges Brassens quand il chantait : « Gloire à qui n'ayant pas d'idéal sacro-saint, se borne à ne pas trop emmerder ses voisins »…
Je ne dis pas que c’était le paradis, mais c’était une règle. Je n’ai compris qu’après, en lisant « Le premier homme », la dimension authentiquement Camusienne de cette éducation que les pédagogos de gôche qualifieraient aujourd’hui de gravement attentatoire au développement harmonieux de l’enfant, et par le fait, passible au mieux d’une réprobation unanime, au pire d’un jugement de cour pour maltraitance infantile.
Albert Camus, dans son roman « Le premier homme » fait en effet dire au personnage principal Jacques Cormery : « … Un homme ne fait pas çà….Non, un homme, ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon… » (2)
Se tenir ou s’empêcher relèvent de la même logique et poursuivent le même but : nous aider à bâtir une vie heureuse bâtie sur deux piliers. D’abord, une vision de ce que doit être un Homme. Ensuite, une discrétion de bon aloi permettant de vivre en harmonie dans un cercle aux dimensions limitées par la présence de l’Autre.
Un homme, ça se tient à distance respectable de ses congénères, et ça « s’empêche» de faire ou de dire n’importe quoi.
Las ! Camus est mort en 1960, et sur les débris de mai 68 s’est construite une nouvelle théorie : on a tout d’abord proclamé , par une lecture fautive de l’idéal libertaire, qu’il était « interdit d’interdire », (en oubliant que cette expression n’était qu’une boutade inventée par dérision par Jean Yanne, qui fut d’ailleurs lui-même extrêmement surpris de l’entendre reprise au premier degré. (3))
Et si plus rien n‘est interdit, alors tout est permis. S’en est suivi tout naturellement une recherche effrénée du plaisir, le non moins fameux « jouir sans entrave » soixante-huitard, habilement complété quelques décennies plus tard par les lectures approximatives des psychanalystes nous enjoignant d’écouter nos désirs et de les réaliser coûte que coûte, sous peine de graves frustrations génératrices de pathologies subséquentes. Avec, bien évidemment ce corollaire : tout ce qui s’oppose à notre plaisir est mauvais.
Voyons donc ou peut nous mener cette recherche désespérée des plaisirs…et ses conséquences.
1- Il est où, le plaisir, il est où ? Dans la dopamine !
Pour qu’une espèce puisse survive, ses individus doivent en premier lieu se maintenir, c’est à dire assurer leurs fonctions vitales comme se nourrir, se défendre et se reproduire. L’évolution a donc mis en place dans notre cerveau des régions et des circuits dont le rôle est de « récompenser » l’exécution de ces fonctions vitales par une sensation de plaisir : c’est le système hédonique, ou système de récompense. Cette sensation est créée par la dopamine qui est un neurotransmetteur, c'est-à-dire une molécule qui assure la transmission des messages d'un neurone (ou cellule nerveuse) à l'autre. En se fixant sur ses récepteurs spécifiques présents sur nos neurones, elle crée une sensation de plaisir. Celui-ci est par nature de courte durée, instinctif, matériel et solitaire.
Ce système est essentiel : sans la dopamine, nous perdrions tout simplement le goût de vivre
Mais voici qu’apparait l’escroquerie fondamentale de notre société : être parvenu à nous faire prendre les vessies du plaisir pour la lanterne du bonheur.
En effet, le plaisir s’achète, mais pas le bonheur. Et cela ne fait pas les affaires de notre société de marchands qui veut pouvoir s’enrichir en vous vendant des plaisirs tout en vous faisant accroire que vous achetez du bonheur. C’est ce que dénonce Robert Lustig, un endocrinologue de l’UCSF (University of California San Francisco) dans son dernier ouvrage, « The Hacking of the American Mind » (4)
Les marchands de tout poil se sont vite rendu compte des bénéfices colossaux qu’il pouvait tirer de ce système dopaminergique.
On a vu qu’un repas ou une activité sexuelle augmentait la quantité de dopamine, entrainant une sensation de plaisir. C’est le but « normal » du système dopaminergique.
Mais un carré de chocolat, une séance de sport, ou bien une consommation de drogue, déclenche de la même manière la sécrétion de dopamine et donc la sensation de plaisir. Et on sait également désormais que par « drogue », on entend une multitude de choses : à côté des drogues traditionnelles, on trouve l’alcool, le tabac, les médicaments, mais aussi les drogues potentielles sans substance telles que les jeux vidéo, les écrans de toutes sorte, le jeu, l’oniomanie (trouble du comportement d’achat), certains troubles alimentaires, le sexe ou même le sport…. (5)
Tous activent ce circuit de la dopamine. Et devinez quoi ? Chaque produit de cette liste peut se vendre. Les casinos, l’industrie alimentaire, les sites de jeu en ligne, les agences de publicité, les banques, les marchands d’écrans et les politiciens ont très rapidement compris les bénéfices énormes qu’ils pouvaient en tirer. Il suffisait de faire croire que l’accumulation de plaisirs, c’était le bonheur.
Alors que le plaisir ne veut pas dire le bonheur : au mieux, il n’en est qu’une infime partie, et encore… Les philosophes grecs avaient d’ailleurs fait la différence entre deux doctrines : l’hédonisme et l’eudémonisme, le premier posant le plaisir comme but de la vie humaine et le second le bonheur. Et même Epicure, que les marchands de toutes sortes ont voulu transformer en adorateur et promoteur des plaisirs ( le fameux épicurisme de comptoir) disait : « Quand nous parlons du plaisir comme d'un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente — comme se l'imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes, ou victimes d'une fausse interprétation — mais d'en arriver au stade où l'on ne souffre pas du corps et où l'on n'est pas perturbé de l'âme. Car ni les beuveries, ni les festins continuels, ni les jeunes garçons ou les femmes dont on jouit, ni la délectation des poissons et de tout ce que peut porter une table fastueuse ne sont à la source de la vie heureuse »(6)
Le bonheur est un état beaucoup plus complexe qui ne peut pas se réduire à la simple activation des voies dopaminergiques dans le circuit de la récompense. Il implique bien d’autres neurotransmetteurs, comme la sérotonine, dont l’action est antagoniste à celle de la dopamine : là où la dopamine favorise la prise de risque et le circuit de récompense, la sérotonine réduit cette prise de risque en poussant l'individu à maintenir une situation qui lui est favorable. Et puis il y a aussi le GABA, les endorphines, l’ocytocine…. Bref, un cocktail très complexe.
Mais notre société nous a convaincus du contraire, et nous voici devenus des rats de laboratoire appuyant compulsivement, sous la commande des publicitaires, sur notre pompe à dopamine.
Mais la sur-stimulation du circuit dopaminergique conduit à l’addiction : le corps humain se rend vite compte du caractère anormal de ce flux continu de dopamine qui n’était pas prévu : Le cerveau se met alors rapidement en mode « protection » par un mécanisme d’auto-défense, afin de trouver son équilibre (homéostasie). Il va alors enclencher un processus de désensibilisation qui utilise plusieurs types d’adaptation au niveau moléculaire mais qui conduisent tous au même résultat : la diminution du nombre de récepteurs à la dopamine. Ors, c’est la fixation de la dopamine sur ses récepteurs qui crée la sensation de plaisir. D’où une diminution du plaisir. Le problème, c’est qu’un niveau égal de satisfaction est exigé par la mémoire. Il faut donc plus de dopamine pour pouvoir entrer dans un nombre de récepteurs qui s’est réduit, afin de garder le même niveau de plaisir, lié au souvenir des précédents épisodes. Les doses doivent donc augmenter, qu’il s’agisse de sucre, ou d’autres produits ou habitudes, ce qui provoque une addiction…
Et qui se frotte les mains ?…. Toujours les mêmes : ceux qui avaient fait profession de nous vendre du plaisir.
2- L’enfer, c’est les autres
Dans cette recherche éperdue de ce que nous croyons être du bonheur, et qui n’est que du plaisir, tout ce qui s’oppose doit être bien évidemment combattu. La recherche du plaisir est égoïste, et l’homme étant un animal social, le premier ennemi qui se place entre notre quête du plaisir et nous s’avère rapidement être l’Autre. Rappelons-nous que le système de récompense fut créé pour soutenir la recherche de nourriture ou la reproduction, qui ne pouvait s’accomplir sans compétition.
Quand le plaisir « de nos facultés se fait le capitaine » (7), il devient un égoïsme, ou plutôt un solipsisme : Seule ma conscience propre est l'unique réalité, les autres consciences, le monde extérieur ne sont que des représentations. L’autre continue d’exister, certes, mais dans une sorte de monde parallèle. La recherche du plaisir prime sur l’attention à l’autre.
Chamfort, le moraliste français du 18ème siècle, nous avait pourtant avertis : « Jouis et fait jouir » disait-il, « sans faire de mal à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale » (8).
Mais allez donc essayer de raisonner des hordes d’addicts à la dopamine…. La règle absolue étant de se faire plaisir, on en revient au début du propos : pourquoi « s’empêcher » ?
Pour nourrir ce plaisir, il devient légitime de faire, d’écrire ou de dire quoi. Et là, les exemples pullulent :
Croyez-vous qu’un homme qui s’empêche hurlerait ou chanterait à tue-tête, afin de se faire plaisir, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit à une terrasse de café en ignorant les riverains, ou traverserait Paris sur des deux-roues motorisés aux pots d’échappement apocalyptiques ou en slip panthère sur des chars assourdissants de la techno parade ?
Croyez-vous qu’un Homme qui s’empêche inonderait les étagères de nos librairies d’autobiographies dégoulinantes, décrivant pour son plaisir et par le détail , au choix, son enfance malheureuse, la mort de sa mère ou l’Alzheimer de son père, l’anorexie de sa fille, son combat « victorieux » contre le cancer, la dépression ou l’endométriose, avec tous les émois afférents de ses boyaux ou ses expériences sexuelles de tous ordres ou bien tenterait de nous vendre une pseudo philosophie hindouïsante de gourou d’arrière-boutique pour cadres surmenés ?
Bien évidemment non. Mais « J’ai bien le droit », « je me fais plaisir »… et hop, un peu de dopamine…
3- Quant-à-soi et porcs-épics
Revenons à l’idéal libertaire mentionné au début de cet article.
Que nous dit-il en réalité ? Qu’il n’y a aucune raison valable, jamais, pour que la liberté d’un individu soit menacée de quelque façon que ce soit par celle d’un autre.
Pour cela, nous n’avons pas le choix : notre raison doit primer sur notre pulsion, et il faudrait en urgence pour cela remettre à la mode ce vieux mot un peu suranné de « Quant à soi », tel que nous le définit le dictionnaire : « Attitude réservée, domaine personnel intime que chaque personne désire préserver ». (9)
Etre soi, entièrement, fièrement, résolument, mais sans rien imposer à autrui, sans se répandre.
Un peu comme le coloriage de notre enfance : surtout ne pas dépasser la ligne, au risque de gâcher l’ensemble du dessin. Et le même dictionnaire de préciser : « rester dans/sur son quant-à-soi : Garder ses distances ».
Peut-on être plus clair ? C’est ce que Michel Onfray nomme l’eumétrie (la bonne distance) en référence à Arthur Schopenhauer et à la parabole des porcs-épics (10) : « Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable.
Et Schopenhauer de conclure : « Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières.
La politesse et les belles manières. Appelons donc cela le Quant à soi. Et faisons-en un art de vivre.
BIBLIOGRAPHIE
(1) Et assez rapidement si possible…
(2) Albert Camus : Le premier homme - Folio n°3320 - -Gallimard
(3) Passons rapidement sur le paradoxe de cette figure de rhétorique qui porte le doux nom d’antilogie : S’il est interdit d’interdire, n’est-il pas alors interdit d’interdire d’interdire ? et ainsi de suite….
(4) Robert Lustig : The Hacking of the American Mind: The Science Behind the Corporate Takeover of Our Bodies and Brains (Avery- 2017)
(5) http://www.hopital-marmottan.fr/wordpress/?page_id=158
(6) Epicure : Lettre à Ménécée. Mille et une nuits - Trad.Xavier Bordes
(7) Charles Baudelaire : Les fleurs du mal - Réversibilité
(8) Chamfort : Maximes et penses, caractères et anecdotes –Folio n°1356 - Gallimard
(9) http://www.cnrtl.fr/definition/quant-%C3%A0-soi
(10) A. Schopenhauer - Parerga et Paralipomena https://www.schopenhauer.fr/fragments/porcs-epics.html
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