Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

Une belle bande de "on"

Paris, février 2014

 

L’époque est aux manifestations de rue…des Jours Rouges aux Bonnets en Colère (ou l’inverse, je ne sais plus), voire à la « Manif pour tous ».

Les manifestations me font peur. Une manifestation, c’est toujours la force du nombre conférée au faible. Aucun des participants n’oserait jamais se mettre debout, seul, devant la gare Montparnasse en tapant sur des bidons et en vociférant pendant une heure « Hollande, ta loi on n’en veut pas ». Combien, simplement, penseraient à tutoyer le chef de l’Etat s’ils le rencontraient seul, en tête à tête, dans la chaude intimité d’un salon Elyséen ? 

Pourtant, en groupe, tout devient possible. Le groupe donne du courage pas cher aux couards ordinaires.

 

Dimanche dernier, la « Manif pour tous » défilait dans les rues de Paris. Manif « pour tous »….

Ce nom sous-entend que ses apôtres sont tellement certains d’avoir raison dans leur combat qu’ils n’ont aucun doute : « leur » manif met tout le monde d’accord : elle est « pour tous ».

Ceux qui n’adhèrent pas aux thèses défendues sont exclus du « Tous ». Ils deviennent donc de facto « Rien ». Puisqu’on vous dit que cette manif est pour tous. Que faites-vous donc encore en-dehors ? Quelle est donc cette différence louche qui vous fait vouloir être si différents de « tous » ?

Une manifestation c’est une somme de personnes qui ne partagent bien souvent qu’une infime partie de leurs opinions. Il y a fort à parier que cinq minutes de discussion entre deux manifestants mettraient rapidement à jour des désaccords politiques ou sociologiques. Leur accord, le temps d’un défilé, porte seulement sur deux ou trois idées fourre-tout : la liberté, la famille…. Ils se réunissent sur ce que mon professeur de mathématiques appelait le PPDC (plus petit dénominateur commun) : ce point commun qui n’en compte aucun autre plus petit que lui.

Dans un groupe vociférant, les idées ne s’ajoutent pas, elles semblent se diviser. Il y toujours moins de cerveaux pensants que de manifestants.

Le « on » ne pense guère : la réflexion aboutie ne peut être qu’individuelle.

 

Une idée véritable est expression de l’intime.

Tout ce qui fait la subtilité et l’unicité d’une réflexion personnelle, bâtie sur l’expérience, le vécu, la réflexion, les confrontations multiples, qui nous ont amenés à une pensée complexe, résumé de nos amours, de nos haines et de nos douleurs… tout cela annihilé, balayé par une après-midi de «Touche pas au mariage, occupe-toi du chômage» hurlé sans cesse sur l’air des lampions, jusqu’à extinction de voix. Même si les deux thèmes n’ont à priori rien à voir entre eux, ce que confirmerait une simple analyse de quelques minutes, porter les deux exigences en même temps devient inenvisageable pour le manifestant…Caricature !

Ou le plein emploi, ou le droit d’aimer qui on veut. Fromage ou dessert !

Il n’est plus besoin de pensée individuelle pour cet exercice de psittacisme ordinaire. Ce n’est plus le cerveau que l’on tord pour en extraire une idée. C’est la bouche qui se tord dans une grimace, et les mots veulent  faire croire que banalité devient idée dès lors qu’elle est répétée de manière incantatoire.

 

Les manifestations me font peur. Les yeux vides des manifestants encore plus.

 

Relisons à cette occasion le camarade Sénèque (Stoïcien de son état, -4 à 65 de notre ère) dans son préambule de « De La Vie Heureuse »(1):

 « … mais ici, la voie la mieux frayée et la plus fréquentée est aussi la plus trompeuse. C’est pourquoi la chose à faire en tout premier lieu est de ne pas suivre, à la façon du bétail, le troupeau des gens qui nous précédent, ce serait alors s’acheminer non où il faut aller, mais où va la multitude.

Du reste rien ne nous engage dans de plus grands maux que de nous conformer à la voix publique en pensant le mieux comme lié à l’assentiment du grand nombre, si bien que nous vivons, par suite des multiples exemples qui se présentent à nous, non point selon la raison mais selon l’image d’autrui.

De là résulte cet amoncellement considérable de gens qui s’écroulent les uns sur les autres….. Nous guérirons à condition de nous séparer de la foule. »

Ce que Georges Brassens résumait plus simplement dans sa chanson « Le pluriel »:

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on
Est plus de quatre on est une bande de cons.
Bande à part, sacrebleu ! c'est ma règle et j'y tiens.
Parmi les cris des loups on n'entend pas le mien.

Oui, la cause était noble, était bonne, était belle !
Nous étions amoureux, nous l'avons épousée.
Nous souhaitions être heureux tous ensemble avec elle,
Nous étions trop nombreux, nous l'avons défrisée.


Faisons donc bande à part, sacrebleu,  et s’il faut s’écrouler, que ce soit sur nous-mêmes !

 

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Courte Bibliographie

 

1 : Les Stoïciens – Bibliothèque de la Pléiade- Traduit par Emile Bréhier

2 : Georges Brassens – Album « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » - 1966 -  Le pluriel



05/02/2014
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