Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

Le veston

Paris, mai 2018

 

« Tu pars faire les commissions ? Mets-donc un veston »…

 

Mémé Anaïse prononçait « mets-don’ » et le ton employé ne souffrait aucune discussion.

Et Pépé Pierre, en bon ancien douanier, connaissait les frontières de sa liberté … Sans mot dire, il se dirigeait à pas traînants vers l’armoire vitrée de la chambre à coucher. La porte craquait en s’ouvrant, exhalant une forte odeur d’antimite… Il attrapait sa veste et en couvrait ses épaules. Évidemment, c’était la veste « « de tous les jours ». Pas question de prendre celle des dimanches : nous n’étions pas dimanche.
Et puis nous partions tous les deux pour parcourir les quelques centaines de mètres qui séparaient la cité des Agenêts du supermarché SUMA de la rue des Chalâtres. Pépé trottinait à mes côtés, le filet à provisions à la main. Moi, je marchais sur le bord du trottoir, au bord d’un précipice au fond duquel nageaient des crocodiles féroces et des requins affamés, et dans lequel je ne tombais jamais. Ou presque. Et puis, même si j’y tombais parfois, je m’en sortais toujours…

 

Ensuite, courses faites, nous revenions vers Mémé Anaïse pour manger sur la toile cirée de la table de la cuisine les «3 tranches de jambon blanc pas trop épaisses s’il vous plait» et les coquillettes Lustucru dans lesquelles elle avait jeté un bon morceau de beurre. Mais auparavant, Pépé avait rangé son veston dans l’armoire aux effluves de naphtaline … jusqu’à la prochaine fois.

 

Car il n’était pas question de sortir sans veston. Mémé Anaïse y veillait : dirigeant la maison d’une main de fer, son influence s’étendait également sur le monde extérieur. Il était impensable que son mari sorte dehors avec le pull troué et raccommodé avec des bouts de laine qui avaient « presque » la même couleur que le pull d’origine, et qu’il finissait d’user chaque jour en traînant dans le petit deux pièces. C’était courir le risque suprême : celui de « lui faire honte ». Un intérieur propre, du linge repassé et un homme en veston : c’était sa responsabilité. Mieux : c’était sa respectabilité.

 

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C’est peut-être pour cela que j’ai attrapé ce matin une veste dans la penderie avant de sortir. Ou bien peut-être pour faire honneur aux premiers rayons du soleil de ce printemps qui ressemblait à l’été. Ou bien pour se sentir un peu moins laid face aux merveilleuses petites feuilles vertes qui apparaissaient sur les marronniers du boulevard… qui sait ? Toujours est-il que j’ai enfilé une veste. Oh, rien de spécial, une petite veste beige, de chez Féraud, 50% laine, 50% soie… juste parfait pour apporter cette fraîche chaleur (ou cette chaude fraîcheur) oxymorique certes, mais rendu nécessaire par la crainte d’une soirée peut-être un peu froide… nous n’étions qu’en avril, tout de même.

 

C’est alors qu’est survenu le premier incident : une vague connaissance, trentenaire grassouillet à la ventripotence naissante, gracieusement revêtu d’un T-shirt et d’un pantacourt (ou shortlong ?) dévoilant tous deux plus qu’il n’était nécessaire un système pileux approximatif, me sauta à la gorge : « Mais tu as mis un costume ? Avec la chaleur qu’il fait ? Mais t’es dingue ! »

Je n’ai pas perdu de temps à lui expliquer qu’un pantalon de toile noire et une veste beige n’ont jamais, nulle part, constitué un costume. Et que, dans tous les cas, porter -ou non- un costume, quelque soit la valeur affichée du thermomètre extérieur, n’a jamais constitué un indicateur fiable de la santé mentale d’un individu. J’ai préféré un sourire un peu niais, les yeux perdus dans sa pilosité axillaire et néanmoins foisonnante… et j’ai continué mon chemin.

Parce que bon… j’avais juste mis une veste, quand même !!

 

J’ai été assez vite rattrapé par un autre quidam, vague connaissance également, mais du sexe féminin cette fois, qui me lança tout d’abord un « Quelle élégance ! » que je pris, pauvre de moi, pour un début de compliment, quoique bien excessif à mes yeux. Malheureusement, il fut suivi très rapidement par un clin d’œil égrillard accompagné d’un « T’as un rencard aujourd’hui? » qui ruina rapidement ma bonne humeur. Inutile ici non plus d’expliquer qu’il n’était nullement nécessaire de justifier d’un rendez-vous spécial pour porter une simple veste et que de toutes façons, dans ce cas, l’aura magnétique qui émanait de tout mon être n’avait nul besoin d’oripeaux ou d’atours divers, mon charme naturel suffisant à lui seul à couper le souffle de tout bipède normalement constitué. (1)

Parce quoi, enfin? J’avais simplement mis une veste…

 

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J’ai poursuivi ensuite mon chemin dans les rues étroites du Marais, souriant bêtement au soleil et parlant aux pigeons. Et puis je me suis arrêté devant la devanture d’une boutique qui vendait des ampoules électriques fantaisie : des grosses, des petites, des rondes, des en forme d’étoile ou de sapin de Noël, des rouges, des vertes, des dorées… Perdu dans ma contemplation, je n’ai tout d’abord pas pris garde à la tenancière des lieux, qui sortit pourtant sur le pas de sa boutique avec un grand sourire : « Je vois que vous portez la veeeeste ? » questionna-t-elle avec un fort accent qui laissait deviner à la fois une descendance directe des lignées d’Abraham et une origine non moins directe des rivages ensoleillés de l’Afrique du Nord.

 

« Puis je vous donner ma caaaaarte ? » continua-t-elle… « Nous avons également un magasin de prêt-à-porter masculin avec de très beaux modèles ». Je pris la carte, la remerciai en bégayant et continuai mon chemin.

Mais quoi ? J’avais juste mis une veste un matin de printemps. Comme pépé Pierre… Que s’était-il donc passé entre le moment où un veston était nécessaire pour ne pas faire honte à mémé Anaïse et ce jour maudit où une simple veste beige attirait remarques et critiques diverses ?

J’ai longuement retourné la question dans ma tête, toute la journée, sans comprendre. Et puis le soir venu, soudain j’ai su ce qu’il s’était passé.

 

Il s’était passé cinquante ans.

 

 

1-      Si si !



30/04/2018
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