Le temps s'en va, ma Dame
Paris, octobre 2014
Le temps s'en va, le temps s'en va ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous nous en allons…
-Pierre de Ronsard-
Ah ! la belle, la grande, la bonne nouvelle !
Je crains qu’elle n’ait échappé à votre sagacité coutumière, en ces temps bien prompts à s’attarder excessivement sur le fanatique qui tranche, ou sur le virus qui saigne, au lieu de se concentrer sur les vrais sujets...
S’il faut bien se résoudre parfois à se soumettre à une actualité un tantinet tristounette, heureusement, il y a des domaines ou l’Homme (pierre de voûte de l’évolution et création de Dieu) entend bien garder le contrôle. Non mais !
Prenons pour exemple la décision prise récemment par Facebook et Apple…
Afin d’éviter à leurs employé-e-s d’avoir à faire un choix douloureux entre une carrière riante au sein de l’entreprise (voie royale menant vers l’épanouissement personnel, certes, mais aussi synonyme de bonus sonnants et trébuchants) et une maternité qu’une l’horloge biologique intraitable rend souvent impérieuse, ces deux sociétés, donc, ont décidé de prendre en charge dans leur couverture médicale la congélation d’ovules. Jusqu’à un coût d’environ 16000 euros, ce qui montre combien ces sociétés, véritables institutions de charité, se préoccupent du bien-être de leurs salariées et sont prêtes à investir dans leurs ressources humaines.
Cette offre permettra aux candidates parturientes de disposer d’un stock de pré-bébés au congélateur, prêts à être réactivés le moment venu avec les spermatozoïdes du mari «cadre-poursuivant-également-une-brillante-carrière» de ces executive women.
En espérant tout de même que le reproducteur susnommé, lorsque son épouse se décidera enfin à répondre à l’appel du poupon, n’ait pas à ce moment quitté le cocon familial pour une quelconque gueuse de barrière aux yeux de biche rencontrée lors d’un séminaire marketing à Bécon les Bruyères…
-Ou que l’épouse pourra alors–sans risque pour son avenir professionnel –envisager d’abandonner réunions de direction et présentations de résultats pour prendre enfin un congé maternité. Bref de troquer le Power Point contre le Baby Blues.
-Ou que la maladie qui rôde, ou que le camion qui freine, ou que l’avion qui tombe….n’aura pas mis un terme brutal au rêve de famille des deux cadres optimistes en supprimant prématurément l’une de ses composantes.
Epictète le disait déjà dans son « Manuel », il y a bien longtemps : « Souviens-toi que tu joues dans une pièce qu'a choisie le metteur en scène: courte, s'il l'a voulue courte, longue, s'il l'a voulue longue. S'il te fait jouer le rôle d'un mendiant, joue-le de ton mieux; et fais de même, que tu joues un boiteux, un homme d'Etat ou un simple particulier. Le choix du rôle est l'affaire d'un autre. »
C’était vers 100 après J.C, temps obscurs où ni Facebook, ni Apple n’existait, mais Epictète nous disait déjà qu’on ne devait pas penser qu’il était possible de maîtriser le temps. La pièce peut-être plus courte que prévue et souhaitée. Tout peut s’arrêter dans une minute, dans une heure, dans la nuit, demain,.. le mois prochain…
Sénèque, quelques années auparavant, avait même écrit un texte spécial sur ce thème, intitulé « De la brièveté de la vie » :
« Mortels, vous vivez comme si vous deviez toujours vivre. Il ne vous souvient jamais de la fragilité de votre existence ; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé ; et vous le perdez comme s'il coulait d'une source intarissable, tandis que ce jour, que vous donnez à un tiers ou à quelque affaire, est peut-être le dernier de vos jours.
Vos craintes sont de mortels ; à vos désirs on vous dirait immortels.
La plupart des hommes disent : "À cinquante ans, j'irai vivre dans la retraite ; à soixante ans, je renoncerai aux emplois." Et qui vous a donné caution d'une vie plus longue ? Qui permettra que tout se passe comme vous l'arrangez ? »
Sénèque nous conseillait donc de vivre ici et maintenant, car « cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous sentons qu'elle est passée. (… ) Si l'on pouvait leur faire connaître d'avance le nombre de leurs années à venir, comme celui de leurs années écoulées, quel serait l'effroi de ceux qui verraient qu'il ne leur en reste plus qu'un petit nombre ! Comme ils en deviendraient économes !
Rien ne s'oppose à ce qu'on use d'un bien qui nous est assuré, quelque petit qu'il soit ; mais on ne saurait ménager avec trop de soin le bien qui d'un moment à l'autre peut nous manquer»
Le temps s’écoule, dira Héraclite quelque années après : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. La seconde fois, le baigneur et le fleuve ont tous deux changés. Le moment qui passe ne reviendra jamais.
Pierre de Ronsard (1524-1585) était du même avis : à la belle Hélène, (non, pas celle-ci, une autre) qu’il espérait bien « pécho » rapidement et qui lambinait un peu trop à son goût sur le chemin de sa couche, en se disant qu’elle avait bien le temps, il déclarait dans un sonnet :
« Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'huy les roses de la vie »
Préférons donc Epictète, Sénèque, Héraclite et Ronsard : ils n’ont ni compte Facebook ni IPad, certes, mais ils avaient bien utilisé le matériel à leur disposition à l’époque: leur cerveau.
Bibliographie
Le "Manuel" d'Epictète et " De la brièveté de la vie" de Sénèque son disponibles dans la collection "Les Mille et une nuits" chez Fayard (moins de 3 euros pièce !!)
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