Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

Enfer et damnation, tuberculose et syphilis !!! 1- La Syphilis

 

 

 Paris, décembre 2024

 

 

Depuis des siècles, la question se posait : De quoi allait-on mourir ? 

 

Tuberculose ou Syphilis… ? 

Grande peste blanche, ou mal de Naples ? 

Mycobactérie, ou tréponème ?  

Bacille de Koch ou spirochète ?  

Phtisie ou vérole ? 

 

Il est probablement très difficile d’imaginer les effets dévastateurs de ces deux affections, de ces « deux grandes faucheuses » de l’histoire avant l’invention des antibiotiques… et pourtant, il suffit d’observer : il y a forcément une victime de la syphilis ou de la tuberculose parmi les gens que vous aimez ou admirez.  

Des écrivains, des poètes, des peintres, des musiciens, des philosophes…. Tous ces grands « phares », la plupart du temps foudroyés autour de la quarantaine…  

De Kafka à Chopin, ou de Nietzsche à Schubert…  

Tous ces rêves stoppés, ces carrières brisées, ces œuvres inachevées… 

 

Imaginez si tout cela n’avait pas été interrompu prématurément par les maladies… 

Imaginez un monde sûrement différent... 

Imaginez la vie avant, la vie sans ces antibiotiques… 

 

Dans cette série, deux articles pour revenir sur ces deux maladies terribles, vaincues grâce à des sombres héros de la science oubliés de tous…

 

 

 

 

LA SYPHILIS : Alexander Fleming, Howard Florey et Ernst Chain.

 

La syphilis est une infection sexuellement transmissible due à une bactérie appelée Treponema pallidum, ou tréponème pâle. Elle est également transmissible de la mère à l’enfant lors de la grossesse. 

 

Elle débute par un stade primaire avec peu ou pas de signes apparents. Parfois, une lésion caractéristique, appelée chancre, apparait sur la muqueuse en contact. 

Le stade secondaire correspond à la diffusion généralisée du tréponème dans tout le corps par voie sanguine : des petites taches roses apparaissent sur la peau (roséole), qui peuvent disparaitre spontanément après quelques temps, mais la maladie reste présente.  

Cette syphilis secondaire peut prendre des formes d’affections de la peau très variées, accompagnées de fièvres et de maux de tête. Ces symptômes polymorphes sont responsables du nom de « Grande simulatrice » que l’on a donné à cette maladie. 

En l’absence de traitement, la maladie évolue après des années vers un stade tertiaire, avec des atteintes cardiovasculaires ou articulaires accompagnées d’hémiplégie. Le tréponème peut également infecter le système nerveux central déclenchant alors une paralysie générale et des troubles mentaux conduisant à la démence : c’est la neurosyphilis. 

 

L’origine exacte de la syphilis reste inconnue. Il est possible que des formes moins graves et moins contagieuses de cette maladie aient existé depuis longtemps, voire depuis la préhistoire, mais une chose est certaine cependant : la syphilis s’étend assez soudainement à partir de 1493, lorsque le siège de la ville de Naples par les troupes françaises du roi Charles VIII s’achève et que les soldats, démobilisés, quittent l’Italie et se dispersent à travers l’Europe. 

  

Une des hypothèses sur l’origine de la maladie (dite hypothèse colombienne) est formulée par un historien (1) du 18ème siècle, Jean Astruc : 

“Je prouve que cette maladie, inconnue aux Anciens, Juifs, Grecs, Latins, Arabes, a paru, pour le plutôt, dans notre Continent, à la fin du quinzième siècle, & qu’elle tire sa première origine des Isles Antilles, particulièrement de l’Isle Haïti ou Espagnole qu’on appelle aujourd’hui Saint-Domingue, d’où elle a été malheureusement importée en Europe : que les Espagnols, qui abordèrent ces Isles en 1492 & 1493, sous la conduite de Christophe Colomb, y contractèrent d’abord le Mal par le commerce impur qu’ils eurent avec les femmes du pays, & le communiquèrent ensuite aux Napolitains, à qui ils portèrent du secours en 1494 : que les Français, avec qui ils étaient alors en guerre, en furent promptement infectés : que ces trois Nations une fois infectées donnèrent bien vite le même Mal au reste de l’Europe, & à la plupart des peuples d’Asie et d’Afrique “ 

 

On remarque alors une chose étonnante : personne ne veut endosser la “paternité” de cette terrible maladie qui décime rapidement l’Europe et se répand dans le monde.  

La syphilis, c’est la maladie de l’autre, de l’ennemi. 

  

Ainsi, en France, la syphilis est appelée mal italien ou mal de Naples. Pour les Italiens, les Allemands et les Anglais, c’est le mal français. Pour les Belges, les Portugais, les Hollandais et les Africains, c’est le mal espagnol. Pour les asiatiques et les Japonais, c’est le mal portugais ; pour les Turcs, c'est le mal chrétien et pour les Perses, le mal turc ; pour les Polonais, c’est le mal allemand et pour les Russes, c’est le mal polonais. 

Et ça se complique encore : Pour les hommes, c’est une maladie transmise par les femmes. Pour le bourgeois, c’est le prolétaire qui est responsable des épidémies...Pour l'homme d’église, c’est la prostituée.... 

Et pour Hitler, qui assimilera judaïsme et syphilis dans Mein Kampf, c’est bien entendu... la faute du Juif (2) : 

 “La cause (de la syphilis) repose au premier chef dans notre prostitution de l'amour.... Cette judaïsation de notre vie spirituelle et cette transformation de la pratique de l'accouplement en une affaire d'argent”. En déplorant que “ne se rencontre presque plus aucune résistance sérieuse de la part de ce que l'on nomme l'intelligence, contre cette maladie de Juifs” 

 

La maladie se répand comme une trainée de poudre au cours des siècles... 

“Savez-vous qu’ils sont rares, de nos jours, ceux qui atteignent la quarantaine sans vérole et sans décorations !”  plaisantera André Gide (3) .

 

Les étudiants l’attrapent auprès des prostituées, ignorent bien souvent le chancre et les maladies dermatologiques et continuent leur vie errante en contaminant d’autres femmes. Puis ils se marient, contaminent bien sur leur femme, qui contaminent leurs enfants.... Le tout dans une joyeuse indifférence : 

Maupassant, le nobliau défenseur de la pauvre prostituée dans “Boule de Suif”, l'écrivain préféré de Giscard, écrit en 1877 une lettre stupéfiante à son ami Robert Pinchon : “Alléluia j’ai la vérole, par conséquent je n’ai plus peur de l’attraper, et je baise les putains des rues, les roulures des bornes et après les avoir baisées je leur dis “J’ai la vérole”. Et elles ont peur et moi je ris, ce qui me prouve que je leur suis bien supérieur”... 

 

Sans commentaire.... 

 

La syphilis est la “maladie du désir”, une manifestation de la colère divine, une punition de Dieu sanctionnant le péché et la débauche... En raison de son statut de “maladie honteuse” (car sexuellement transmissible) il est assez difficile d'avoir une idée exacte du nom des victimes célèbres de cette pathologie....  

Les biographes ont de ces pudeurs, parfois.... 

 

Il y a les certitudes : ceux qui sont morts de cette maladie, le plus souvent de la forme neurologique, en sombrant dans les délires, les visions, la mégalomanie ou la paranoïa : Charles Baudelaire en meurt à 46 ans, Emmanuel Chabrier, à 53 ans, Alphonse Daudet, à 57 ans, Georges Feydeau à 58 ans, Scott Joplin à 48 ans, Édouard Manet à 51 ans, Guy de Maupassant à 42 ans, Robert Schumann à 46 ans (4), Gaetano Donizetti à 50 ans, Paul Gauguin à 54 ans … 

 

Il y a ensuite tous ceux qui ont contracté la maladie, mais qui n’en sont pas morts, du moins pas directement, mais qui en ont été considérablement affaiblis :  François Ier, “le verollez tres pretieux” cher à Rabelais, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Franz Schubert, Henri de Toulouse-Lautrec, Friedrich Nietzsche, Florence Foster Jenkins, Al Capone. 

 

Et puis pour finir, il y a Mozart, Beethoven, Vincent van Gogh, Oscar Wilde, Lénine, et même Adolf Hitler pour qui l’hypothèse d’une syphilis sera évoquée, mais jamais vraiment prouvée.... 

 

Il n’est pas inintéressant de se demander par ailleurs si une partie du génie de ces malades célèbres (bon, à part Lénine et Hitler...) n’est pas due aux atteintes neurologiques de la syphilis :  

Quelle part joue la maladie dans l'apparition du Zarathoustra chez Nietzsche ? Dans le génie morbide de certaines Fleurs du Mal de Baudelaire ?

Dans les Variations fantômes, écrites par un Robert Schumann qui se sentait “entouré de fantômes qui menaçaient de le jeter en enfer” ? (4) 

Et le fameux Horla de Maupassant, cet être invisible qui prend peu à peu le contrôle du narrateur en l’entrainant petit à petit dans la démence, la paranoïa, et les hallucinations n’est-il pas, en fait la forme romancée de ce tréponème qui finira par le tuer ? 

 

 

La syphilis apparait donc en Europe vers 1493, mais ce n'est qu'au milieu du XXe siècle qu'elle bénéficiera d'un traitement sans danger et efficace avec la découverte de la pénicilline. 

1493 – 1943... Pendant les 450 ans qui précédèrent la première utilisation de la pénicilline, c’est le mercure qui régnera en maître comme traitement malgré une importante nocivité et une efficacité jamais démontrée (5). 

 

Le mercure parait avoir été utilisé très rapidement après le début de l'épidémie de syphilis en Europe mais personne ne sait exactement pourquoi : on est bien avant Pasteur, et la cause de la syphilis n’est pas connue. Des médecins arabes utilisent alors le mercure pour se débarrasser des parasites... alors pourquoi ne pas l’utiliser contre cette nouvelle maladie ? Et puis le mercure est un symbole magique fort pour les nombreux alchimistes de cette époque. 

Mais sa toxicité est effroyable : utilisé en frictions, en emplâtres, en lavage ou même en fumigations dans une cabine, il provoque chute des dents, perte des cheveux, ulcères, érythème, pustules ... des symptômes si douloureux que beaucoup de malades préfèrent la mort à une guérison aléatoire par ce procédé barbare. 

Ces douleurs liées au traitement par le mercure, loin d'en limiter les prescriptions, sont au contraire utilisées comme un argument en faveur de sa prescription, en application de la vieille théorie chrétienne du corps peccamineux et de la douleur salvatrice. 

Mais le traitement au mercure tue probablement autant que la syphilis elle-même ! 

 

Le traitement au mercure sera utilisé pendant de nombreuses années : en 1914, 380 injections mercurielles sont encore réalisées chaque jour à Saint-Louis. 

Quelques autres tentatives de traitement apparaitront plus tard (Salvarsan, un dérivé de l’arsenic, en 1911) mais ce n’est qu’en 1943, avec la découverte de la pénicilline, que l’on pourra enfin guérir de la syphilis... 

 

 

Si on demande à l’homme de la rue qui a découvert la pénicilline, il y a de fortes chances que celui-ci vous réponde : “Mais Alexander Fleming, bien sûr !” 

Enfin, du moins si cet homme de la rue n’est ni une influenceuse botoxée, ni un militant politique rebelle à l’éducation “bourgeoise”. Dans ce cas, la réponse risque plutôt d’être : “La péni... quoi ?”. Mais passons. 

 

L’histoire de Fleming est devenue célèbre :  

En 1928, le docteur Alexander Fleming, médecin, biologiste et pharmacologue britannique revient de vacances et reprend le travail dans son laboratoire du Saint-Mary's Hospital à Londres. Il retrouve alors ses boîtes de Petri où il faisait pousser des cultures de staphylocoques, mais il a la mauvaise surprise de voir ses boîtes envahies par des colonies de moisissures dues à un champignon microscopique, Penicillium notatum . Ce champignon provient des travaux d’un de ses voisins de paillasse, un mycologue irlandais nommé Charles J. Latouche, qui travaille sur cette moisissure. 

En s'apprêtant à jeter ses boîtes contaminées, Fleming s'aperçoit qu'autour des colonies de moisissure il existe une zone dans laquelle le staphylocoque n'a pas poussé. Il émet l'hypothèse qu'une substance sécrétée par les champignons inhibe la croissance des staphylocoques. Il lui donne le nom de « pénicilline » 

Et c’est ainsi que l’histoire s’écrit, auréolée de ce joli nom de « sérendipité », cette “découverte heureuse faite par hasard”, aussi appelée du joli nom de “fortuité” par nos voisins québécois. 

 

La rencontre du hasard et de la sagacité.  

Théorie qui plait beaucoup puisqu’elle tend à donner un semblant de crédit au vieil adage populaire “le hasard fait bien les choses”. Alors que chacun sait que le hasard (qui dirige nos vies, en l’absence de dieu) se fiche totalement du résultat de ses actions et dispense indifféremment plaisir et malheur sur nos échines courbées … 

 

Et donc Alexander Fleming a découvert la pénicilline en 1928  

Mais, allez-vous m’objecter (enfin, les deux qui suivent cette histoire depuis le début, qu’ils en soient ici remerciés), ami Pierre, vous nous parlâtes plus haut des premiers traitements à la pénicilline en 1943 et vous nous dites qu’elle fut découverte en 1928. Que s’est-il donc passé pendant ces 15 longues années ?  

 

Et bien rien ! 

Fleming publie en 1929 dans le British Journal of Experimental Pathology  (6) le premier article décrivant l’effet de la pénicilline sur les cultures de staphylocoques. Il ne sait pas du tout à quoi ressemble la molécule ni comment elle fonctionne. Deux de ses collaborateurs, Craddock et Ridley tentent d'isoler et de purifier la pénicilline mais n’y parviennent pas. Quelques essais cliniques thérapeutiques sont réalisés par l’équipe de Fleming, mais qui s’avèrent peu concluants.

Bref, Fleming passe totalement à côté des qualités thérapeutiques révolutionnaires de sa nouvelle molécule. 

 

Ce n’est qu’une dizaine d'années après, en 1939, que Howard Florey, pathologiste australien et Ernst Chain, biochimiste d'origine allemande (travaillant ensemble à la Sir William Dunn School of Pathology à Oxford) réussissent à purifier la pénicilline, et publient leurs premiers résultats sur l’utilisation de la pénicilline chez la souris dans un article intitulé “Penicillin as a chemotherapeutic agent” et paru dans la revue scientifique “The Lancet” en août 1940 (7). 

Au début de février 1941, l’équipe a suffisamment de matériel pour démarrer les essais thérapeutiques chez l'homme. Très vite, la pénicilline s’avère être réellement un médicament miracle, permettant de guérir rapidement et sans effets secondaires des infections auparavant mortelles.  

 

En mai 1943, Florey et son équipe reçoivent assez de pénicilline pour effectuer des essais sur des blessés britanniques. Ils se rendent à Alger, puis en Sicile, où se trouvent de nombreux blessés de guerre, et la pénicilline devient rapidement un traitement de routine des infections contractées sur le champ de bataille (8). 

 

La même année, quatre patients syphilitiques sont guéris en utilisant cet antibiotique. La pénicilline sera ensuite utilisée de façon très large à partir de la mi-février 1944 pour traiter les prostituées Napolitaines et les très nombreuses contaminations des soldats Alliés occupant la ville depuis octobre 1943. Par une ironie de l'histoire, la syphilis commencera à disparaître au même endroit où tout avait commencé 450 ans auparavant, dans la ville de Naples… 

 

En 1945, Fleming, Florey et Chain se partageront le prix Nobel de physiologie ou médecine pour leurs travaux sur la pénicilline et son application thérapeutique.  

Et l’histoire oubliera Florey et Chain, grâce à qui l’une des maladies les plus terribles de l’histoire fut vaincue. 

 

…mais hélas la pénicilline se révélera rapidement inefficace contre le second grand mal de l’époque, la tuberculose : La bactérie responsable, Mycobacterium Tuberculosis,  possèdant en effet la particularité de produire naturellement une enzyme (la β-lactamase) qui détruit la pénicilline... 

 

(A suivre... la tuberculose !!)

 

Bibliographie

 

  1. J. Astruc, Traité des maladies vénériennes, Paris, Cavelier, 1777, p. XII. 
  2. Adolf Hitler, Mein Kampf 
  3. André Gide, Les faux monnayeurs, 1925 
  4. Robert Schumann atteint de syphilis... histoire d’un tabou - Medscape - 13 déc 2022. 
  5. Histoire du traitement de la syphilis par le mercure : 5 siècles d'incertitudes et de toxicité - Gérard Tilles et Daniel Wallach - Revue d'Histoire de Pharmacie Année 1996 - 312  pp. 347-351 -Actes du XXXIe Congrès International d'Histoire de la Pharmacie (Paris, 25-29 septembre 1995) 
  6. Fleming A. On the Antibacterial Action of Cultures of a Penicillium, with Special Reference to their Use in the Isolation of B. influenzæ. Br J Exp Pathol. 1929 Jun;10(3):226–36. 
  7. E. Chain, H.W. Florey, A.D. Gardner, N.G. Heatley, M.A. Jennings, J. Orr-Ewing, A.G. Sanders, Penicillin as a chemotherapeutic agent, The Lancet, Volume 236, Issue 6104,1940, Pages 226-228 
  8. John F. Mahoney, R. C. Arnold, and Ad Harris “Penicillin Treatment of Early Syphilis - A Preliminary Report”, American Journal of Public Health 33, no. 12 (December 1, 1943): pp. 1387-1391. 

 



15/12/2024
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