Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

A la hussarde

Paris, décembre 2017

 

 

 

Il est singulier de songer qu'amour n'est féminin qu'au pluriel.

Albert Willemetz

 (1887 - 1964)

 

 

 

Le 7 novembre dernier, 314 membres du corps professoral français ont publié sur le site internet Slate.fr (1) une tribune commençant par ces mots :

 

 « Nous, enseignantes et enseignants du primaire, du secondaire, du supérieur (…), déclarons avoir cessé ou nous apprêter à cesser d'enseigner la règle de grammaire résumée par la formule «Le masculin l'emporte sur le féminin».

 

Cette déclaration représente l’une des dernières offensives des tenants de l’écriture dite « inclusive », qui entend lutter contre « l’invisibilité » des femmes en modifiant grammaire et orthographe, jugées sexistes. Ce texte, paru dans une relative indifférence, me semble pourtant représenter un danger grave et réel, non point pour la langue elle-même, mais pour la République.

 

Bien évidemment, ce danger ne vient pas des motivations qui ont poussé ces enseignants à prendre parti : Comment ne pas faire sienne la cause de la défense des droits des femmes, quand on sait

 

  • qu’une femme décède tous les 3 jours sous les coups de son compagnon
  • que 130 centres IVG ont été fermés entre 2001 et 2011
  • que les centres du Planning familial manquent cruellement en milieu rural. ou que des difficultés financières menacent régulièrement les centres existants
  • que l’écart salarial entre femmes et hommes demeurent de près de 16% en France

 

Mais soyons francs: pour moi, une discussion sur une règle de grammaire régissant l’accord des mots ou la féminisation des titres me semble hiérarchiquement moins importante qu’une lutte contre les quatre points mentionnés plus haut…

 

Le danger ne vient pas non plus des raisons invoquées pour justifier cette décision, même si une étude rapide de celles-ci montre qu’elles sont plus que discutables.

Étudions en détail le texte de cette déclaration :

 

« Trois raisons fondent notre décision:

• La première est que cette règle est récente dans l'histoire de la langue française, et qu’elle n’est pas nécessaire. Elle a été mise au point au XVIIe siècle ».

Passons sur le fait qu’une modification datant de plus de 400 ans (pour une langue qui en compte environ 1000) n’est pas exactement quelque chose que l’on peut qualifier de récent… On peut en revanche s’étonner du « c’était mieux avant », argument étymologiquement conservateur et réactionnaire lorsqu’il est utilisé par l’avant-garde éclairée du matriarcat. Venant de sa part, un éloge du Moyen âge, époque propre comme chacun sait à l’épanouissement des femmes est pour le moins inattendu.

 

« •La seconde raison est que l’objectif des promoteurs de la nouvelle règle n’était pas linguistique, mais politique ». Idée illustrée et justifiée par une citation : «Le masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle» (Beauzée, Grammaire générale 1767). »

Si cette phrase veut souligner le machisme tranquille de la société du XVIIIème siècle, elle est la bienvenue, mais elle ne démontre pas grand-chose. Rappelons que nous sommes avant la Révolution française et qu’en 1789 la question du droit de vote des femmes ne fut même pas soulevée à l'Assemblée Constituante. En 1767, Olympe de Gouges, que l’on considère comme l’une des premières féministes, a 19 ans. Condorcet lui-même ne fera sien le combat des femmes qu’en 1787…

Alors, voir dans la déclaration du grammairien Beauzée un objectif politique calculé est une opinion pour le moins discutable.

 

•La troisième raison est que la répétition de cette formule aux enfants, dans les lieux mêmes qui dispensent le savoir et symbolisent l’émancipation par la connaissance, induit des représentations mentales qui conduisent femmes et hommes à accepter la domination d'un sexe sur l'autre, de même que toutes les formes de minorisation sociale et politique des femmes.

Pourquoi n'accepteraient-elles pas de gagner moins que leurs collègues (…) s’il est admis au plus haut niveau que «le masculin l'emporte sur le féminin»?

 

Une règle de grammaire comme support d’une « induction de représentations mentales » ? Bigre !

Prenons un exemple si vous le voulez-bien. Selon ces enseignants, la phrase suivante :

« Le fauteuil et la chaise sont finement décorés » renferme deux éléments de machisme linguistique :

Tout d’abord, « LE fauteuil » (masculin) précède « LA chaise » (féminin) sans aucune raison valable, autre que notre désir inconscient de prééminence mâle.

L’ordre devrait être ici alphabétique, avec « Chaise » précédant « Fauteuil ». (Et c’est pour cette même raison alphabétique qu’on nous demande de ne plus parler de l’égalité homme/femme mais de l’égalité femme/homme)

Ensuite « décorés » au masculin n’a pas lieu d’être : on doit accorder ce mot avec le nom le plus proche (accord dit « de proximité), ici « chaises », et donc écrire décoréEs. Le fauteuil et la chaise sont finement décorées, donc.

La première formulation, « le fauteuil et la chaise sont finement décorés » conforme à la règle orthographique devient donc fautive et risque d’« induire des représentations mentales qui conduisent femmes et hommes à accepter la domination d'un sexe sur l'autre ».

Partons illico vérifier tout cela outre Manche, au Royaume Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord….En anglais, cette phrase maudite se traduit : « The armchair and the chair are finely decorated »

Et hop. Pas de Le ou de La, un “The”, bien neutre, pour les deux. Pas d’accord de participe, un « decorated » qui marche pour les deux également. Une sorte d’idéal inclusif, en quelque sorte et donc peu de risque, puisque «le masculin ne l'emporte plus sur le féminin, que les femmes accepte de gagner moins que leurs collègues »

Alléluia, Mazel Tov et même osons le dire, Youpi !

 

Pas de chance. L’écart de salaire entre les sexes est de 16.3% en moyenne en Europe. Il est de 20.8% au Royaume Uni, l’un des pires. Il est de 15.7% en France. (2)

Les problèmes ne semblent donc que peu liés, contrairement à ce qui était énoncé.

 

 

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Et il y a du beau monde parmi les défenseurs de l’inclusif : on trouve ainsi aux cotés de ces enseignants l’agence Mots-Clés (3) auteur d’un manuel de référence téléchargeable par tout un chacun, la Bible de l’inclusif, en quelque sorte.

Cette officine commerciale de « consultant·e·s en influence » vous propose sur son site Web de « construire et stabiliser votre storytelling de marque via un DESIGN NARRATIF® ». On voit bien que la défense du français est un de leurs objectifs essentiels. Leur fierté ? Avoir « installé dans le vocabulaire ordinaire ou professionnel de l'écosystème de nos client·e·s les expressions : « bien manger », « excellence opérationnelle », « Big Data responsable », « performance contextuelle », «smart Professional network ».

Il y aurait comme du gloubiboulga frangliche dans mon écosystème…

 

Mais il ne faut pas se moquer car c’est un vrai travail : « En bon·ne·s insecure overachievers, nous travaillons dur, et plaçons la satisfaction client·e au sommet de notre pyramide d'évaluation des résultats de mission ».

Heureusement que ces Insecure overachievers sont là pour nous aider à défendre la langue de Molière….

 

On pourrait aisément se contenter de sourire à ces divagations, et douter de l’opinion de l’Académie Française qui a déclaré que « la langue française se trouve désormais en péril mortel». J’ose espérer que notre langue est plus forte que ça et se rira à terme de ces débats, qui me semblent relever de préoccupations purement Germanopratines ou Palustres (du latin paluster, « qui est propre au Marais, qui en est caractéristique).


Mais en revanche, il y a bien un péril mortel mais il est pour la République, et il est tout entier contenu dans la conclusion de cet appel des 143 enseignants :

 

« En conséquence:

- Nous déclarons enseigner désormais la règle de proximité, ou l’accord de majorité (accord avec le plus grand nombre), ou l’accord au choix (les mots se rapportant à plusieurs substantifs sont accordés selon le bon vouloir du rédacteur ou de la rédactrice);

- Nous appelons les enseignantes et les enseignants de français, partout dans le monde, à renouer avec ces usages;

- Nous les appelons à ne pas sanctionner les énoncés s’éloignant de la règle enseignée jusqu’à présent; »

 

Voilà donc ces enseignants,

  • Ces « jeunes maîtres …beaux comme des hussards noirs de la République » chers à Charles Péguy, ces derniers remparts, censés se battre chaque jour pour que nos chers bambins des quartiers cessent de n’avoir à leur disposition que moins de 400 mots pour exprimer une pensée construite à leur sortie de l’école (4)
  • Ces fonctionnaires rémunérés par l’État pour servir la République et faire partager ses codes
  • Ces représentants de l’autorité, symboles du respect des textes législatifs, figures modèles face à des enfants qui s’affranchissent un peu plus chaque jour de toute règle et de toute obéissance

 

qui déclarent tout de go et sans ambages : « Nous ne sommes pas d’accord avec certaines règles. Nous allons donc les modifier de manière unilatérale et nous reconnaissons à nos élèves le droit de ne pas les respecter. Mieux, nous les y encourageons. Nous transformons Bescherelle et Lagarde et Michard en papier toilette et déclarons que désormais, il n’y a plus de règle puisque « les mots se rapportant à plusieurs substantifs sont accordés selon le bon vouloir du rédacteur ou de la rédactrice ».

Cette règle du « bon vouloir », règle de cancres ressemblant furieusement à une absence de règle, devrait donc ravir à la fois certains cercles enseignants militants pédagogistes et nos générations d’analphabètes en leur donnant raison à tous les coups.

 

Entendons nous bien. Ces enseignants ont parfaitement le droit de contester certaines règles auprès des organismes de leur choix et de tenter de les faire modifier.

Ils n’ont en revanche absolument pas le droit de décider de s’affranchir de la règle Républicaine, et surtout, surtout, d’inciter leurs élèves à faire de même.

Quoi ? On pourrait donc décider, un beau matin, parce qu’on est 314 gugusses à avoir une idée, de changer les règles de l’orthographe et de la grammaire dans son coin, sans l’avis de personne ?

 

Alors pourquoi ne pas en faire autant pour le Code Pénal qui contient à mon avis quelques articles bien contraignants, comme ceux qui m’enjoignent instamment de refréner mes furieuses envies de balancer des mandales aux diverses cuistres, jean-foutre et paltoquets, coquins et foutriquets que je croise chaque jour sur ma route ?

Le code de la route qui m’impose de m’arrêter au feu rouge et de ne rouler ni sur la partie gauche de la chaussée, ni sur les pieds des piétons, est parfois bien ennuyeux, aussi. Et je ne parle pas du Code des Impôts, assez facilement taquin également.

Et enfin, pour tous ces jeunes fans de football, pourquoi donc respecter le règlement et les arbitres, si je ne suis pas d’accord avec ses décisions ? L’exemple est désastreux.

 

Le danger mortel pour la République, c’est que ce mode de pensée est devenu un sport national… Balançons les règlements et les lois tatillonnes. Trichons. Piétinons .Dissimulons. Interprétons.…

Encore mieux ici : éditons nos propres règles ! Et pour les changer, il suffit d’écrire un article sur Internet, et hop, le tour est joué ! Oublié le dura lex, sed lex (La loi est dure, mais c’est la loi) des temps surannés.

 

Et chacun de donner son avis malgré son incompétence : les partis politiques, les personnalités diverses des médias, les journalistes, les chanteurs…. Le Premier Ministre même… J’attends donc désormais impatiemment l’opinion du président de la conférence des Évêques de France, ainsi que celui de la présidente du SNIGIC (qui est, comme chacun sait, le Syndicat National Indépendant des Gardiens d’Immeubles, Concierges et professions connexes).

 

Et oui, je vous entends… « Comment toi, le libertaire, l’anarchiste, tu te bats pour le respect des lois ? »

Et bien oui. Tout d’abord parce que ces lois sont Républicaines. Conçues, écrites, discutées, votées et appliquées par notre Démocratie.

Et puis parce que je connais mon Élisée Reclus qui disait que « l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre » ou mon Proudhon qui pensait que « l’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir ». Et donc particulièrement sans les dizaines de micro-pouvoirs que s’arrogent des citoyens qui pensent pouvoir se passer des règles communes en éditant les leurs.

Parce que pour faire respecter ces règles, si les citoyens ne les respectent pas d’eux-mêmes, spontanément, il nous faudra plus de contrôleurs, plus de lois, plus de policiers…. Georges Brassens disait « Je suis anarchiste au point de toujours traverser dans les clous afin de n’avoir pas à discuter avec la maréchaussée »

 

Ce que font ces enseignants n’est que l’expression une fois de plus de la loi de la jungle : je ne suis pas d’accord, alors je n’applique pas. Ma loi prime sur la loi commune.

C’est déjà grave pour la société quand c’est un citoyen qui tient ce discours.

Mais quand c’est un enseignant, alors oui, cela représente un danger mortel pour la République.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

  

 

  1. https://www.slate.fr/story/153492/manifeste-professeurs-professeures-enseignerons-plus-masculin-emporte-sur-le-feminin
  2. http://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/gdp-and-beyond/quality-of-life/gender-pay-gap
  3. http://www.motscles.net/ecriture-inclusive/
  4. http://www.lemonde.fr/societe/article/2005/03/18/vivre-avec-400-mots_628664_3224.html

 

 

 

 

 



03/12/2017
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