Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

L’INCONNUE AU PAPIER ROUGE

L’INCONNUE AU PAPIER ROUGE

 

 

 

Tout avait commencé un mardi soir. Pierre avait ouvert sa boîte aux lettres en rentrant du travail et y avait trouvé une enveloppe banale, blanche, avec son nom et son adresse rédigés d’une écriture fine et régulière, à l’encre bleue.

Une écriture inconnue, mais qui lui sembla pourtant tout de suite étrangement familière. Et puis, à l‘intérieur, cette feuille de papier, rouge sang. Une missive qui commençait par : «  Vous ne me connaissez pas, mais pourtant moi, je vous connais, et depuis si longtemps… »

L’auteur de la lettre lui faisait part de sa volonté de le rencontrer. Pierre fut tout de suite intrigué.

Cette première lettre lui donnait rendez-vous à la clinique Sainte-Jeanne le mardi suivant. Le choix de ce lieu l’étonna immédiatement : la personne le connaissait en effet très bien… C’était là qu’il était né, là que tout avait commencé il y avait un peu plus de 50 ans. Le mystérieux correspondant lui promettait de lui en dire plus sur place.

Sans trop savoir pourquoi, Pierre y était allé.

 

 

 

Il ne subsistait plus rien du bâtiment qui l’avait vu naître… Le modernisme et les normes d’hygiène avaient eu raison du vieux bâtiment qu’il avait vu sur les photos en noir et blanc un peu jaunies, où on le voyait emmitouflé dans les bras de sa mère.

A la place, une verrue de verre et de métal avait vu le jour, et même le nom de Sainte-Jeanne avait pratiquement disparu, seulement écrit en tout petit et précédé désormais d’un triomphant «  Groupe HospiSanté » au logo agressif.

Pierre s’approcha des portes en verre, qui coulissèrent sans bruit. Dans le hall, décoré de plantes vertes, une douce musique coulait des hauts parleurs. Derrière le comptoir en forme de tableau de bord de fusée, une hôtesse vêtue de blanc lui sourit : « Bonjour, Monsieur. Puis je vous aider ? »

Il balbutia : « Non, pas vraiment… En fait je revenais voir cette clinique ou je suis né, mais les choses ont bien changées, dites-moi !! »

-«  En effet, tout a été refait il y a cinq ans…Du bâtiment d’origine, il ne reste que la chapelle... Il vous suffit de prendre cette porte au fond du hall à droite et de traverser le jardin, si cela vous intéresse de revoir les lieux…»

 

Pendant qu’il parlait avec la réceptionniste, soudain, il vit la lettre posée dans la corbeille sur le comptoir. La lettre avec cette fameuse écriture bleue, et son nom, dessus.

« Excusez-moi…Vous savez qui a déposé cette lettre et qui est ce monsieur Declos » ?

« Non, elle était là quand je suis arrivée ce matin et personne de ce nom ne réside actuellement à la clinique ».

Il sortit son passeport de sa poche : « Je suis Pierre Declos » Vous permettez ? »

La réceptionniste acquiesça, manifestement un peu dépassée par la situation et finalement plutôt heureuse de se débarrasser aussi facilement de cette lettre encombrante… Il prit la lettre dans la corbeille.

-« Je vais suivre vos conseils et aller voir cette chapelle ».

 

 

Après avoir traversé le jardin, en arrivant à la chapelle, il avisa un banc de bois à l’ombre et s’assit. Il ouvrit la lettre. Le même papier rouge, la même écriture à l’encre bleue. Il lut :

« Je sais que ces lettres doivent vous intriguer. Mais c’est ma manière à moi de chercher à revivre avec vous toute une partie de vous-même, en découvrant les lieux de votre passé…Il était encore un peu tôt aujourd’hui pour que nous nous rencontrions mais…si nous nous retrouvions à nouveau dans une semaine exactement, à votre école primaire, rue des Grands Champs ? Je serai si contente de vous y retrouver ».

 

 

ContentE… l’inconnu était donc UNE inconnue… une femme… le mystère prenait un parfum de romantisme qui ne lui déplaisait pas.

 

Depuis son divorce il y a 7 ans, Pierre vivait seul, avec ses chats. Ses amis s’étaient également peu à peu détournés de lui un par un, mais cette vie d’ermite lui convenait ma foi très bien. Seul Jacques l’appelait encore de temps en temps et passait le voir mais sa sollicitude un peu affectée et paternaliste était agaçante. Jacques voulait à tout prix qu’il sorte, qu’il rencontre des gens...mais Pierre préférait sa solitude que nulle trahison ou déception n’était susceptible de venir troubler.

Alors, une femme…. Qui était-elle ? Une voisine ? Une collègue de travail ?

Son travail aux Archives Départementales, enfermé au sous-sol parmi des dossiers poussiéreux, ne lui permettait pourtant pas de rencontrer grand-monde. Il avait même cessé de déjeuner à la cantine, en raison de l’hostilité à peine voilée de ses collègues : les autres employés, il en était certain, s’étaient tous donné le mot pour éviter de prendre l’ascenseur avec lui et il lui semblait même qu’ils ricanaient sans raison à son passage de plus en plus souvent …

Il déjeunait donc désormais rapidement à son bureau, dans la lumière grisâtre de la salle des archives, d’un sandwich qu’il emballait chaque matin avec soin dans un papier d’aluminium avant de partir travailler.

 

 «  Dans une semaine exactement »… Cette semaine allait être longue… Mais le rendez-vous avec la belle inconnue illuminait désormais son existence.

 

 

Le mardi suivant, il pleuvait. Attendre jusqu’à 18 heures fut un véritable supplice. A l’heure dite, il attrapa son manteau et partit en courant sous les regards inquiets et réprobateurs de ses collègues croisés dans le hall d’entrée, un peu étonnés de voir ce collègue d’habitude si raisonnable courir comme un collégien.

 

Son école primaire, elle, n’avait pas changée… le même porche en meulière, le même escalier de pierre descendant dans la cour, qui lui faisait si peur, enfant. L’endroit était désert, les écoliers étaient partis…. Personne à l’horizon… Il crut apercevoir une robe blanche, une tête blonde qui rentrait rapidement dans une des classes en bas des marches. Il descendit en courant et jeta un œil à l’endroit où il avait cru voir disparaitre la tête blonde… Rien. Un couloir vide, avec les murs tapissés de porte manteaux, mais pas une âme qui vive à l’horizon… Il ressortit du couloir, et sans trop savoir pourquoi, se mit à regarder le panneau d’affichage extérieur où petites annonces et circulaires officielles étaient épinglées.

Et soudain il la vit… La lettre avec l’écriture bleue, punaisée au milieu des autres papiers, avec son nom et son adresse sur l’enveloppe. La pluie commençait tout juste à diluer l’encre bleue qui coulait comme des larmes sur le papier blanc. Les mains tremblantes, il prit la lettre et l’ouvrit. Le même papier rouge, la même écriture régulière.

 

« Nous nous sommes encore manqués…mais j’ai été contente de vous voir (oui, j’étais là…) J’espère que revoir ces lieux de votre enfance vous a fait plaisir. Je vous ai observé et vous êtes tel que je l’imaginais… » Il sauta rapidement à la fin de la lettre…..  « Je n’étais pas encore prête à vous rencontrer mais qui sait si, la prochaine fois… ? Rendez-vous mercredi prochain, devant votre ancien lycée à 18 heures ».

Il repartit, étrangement heureux de ce prochain rendez-vous avec cette inconnue. Qui était-elle ? Comment pouvait-elle connaitre autant de choses sur sa vie ? L’endroit où il était né, son école, son lycée…Ce mystère l’excitait au plus haut point.

 

 

Le lendemain, il avait rendez-vous avec Jacques. La soirée avec son « ami » s’était assez mal passée. Comme d’habitude, ils avaient bu ensemble quelques verres de vin en parlant de choses et d’autres…Ce n’est que lorsqu’il avait commencé à lui parler de l’inconnue et des lettres que les choses s’étaient gâtées.

Jacques ne semblait pas vouloir croire à son histoire. Mais lorsqu’il avait voulu lui montrer ces lettres pour lui prouver la réalité de ses dires, Pierre avait été incapable de les retrouver sur le moment. Il supposa qu’ils les avaient oubliées sur son bureau aux Archives Départementales, mais le doute de Jacques le mit hors de lui.

Comment, au moment où il se passait enfin quelque chose dans sa morne existence, lui, Jacques, son meilleur ami, pouvait-il mettre sa parole en doute, le soupçonner d’affabulation, même !! Il était déçu mais bien décidé à ne laisser personne ternir le rêve éveillé qu’il vivait.

La soirée s’était terminée par une poignée de main glaciale, et Pierre avait bien vu le regard mi-soupçonneux, mi-inquiet de Jacques au moment où la porte se refermait. Jacques était jaloux de sa bonne fortune, le doute n’était plus possible. Mais tant pis. Mercredi prochain, il irait de nouveau au rendez-vous.

 

Ce mercredi-là, afin d’être à l’heure de son rendez-vous avec l’inconnue, Pierre dut partir précipitamment de la réunion à laquelle il assistait, sous le regard courroucé de son chef de service. Mais quelle importance revêtait le « Nouveau Système de Classement Informatique du Fond Régional » face à  la belle inconnue ? Oui, parce qu’elle ne pouvait qu’être belle, il en avait décidé ainsi. Belle et étrange, comme dans un film en noir et blanc du Ciné-club qu’il regardait parfois sur son petit écran...

 

Il était parti rapidement et marchait maintenant dans les rues de la ville… Ce chemin qu’il avait emprunté tant de fois pour aller au lycée lui parut ce jour-là beaucoup plus long... En arrivant devant son lycée, il inspecta rapidement la rue, puis, comme il était en avance sur l’heure du rendez-vous, il se décida à entrer dans le café d’en face.

 

Pierre en avait passé des heures au « Bon Coin », quand il était lycéen… Café, limonade, juke-box et flipper… A cette époque, il riait encore souvent, insouciant, et les gens l’aimaient…

Le mobilier avait été renouvelé depuis, mais le lieu, à part cela, le replongea aussitôt dans cette époque passée. Le patron, lui, avait très largement dépassé l’âge de la retraite, pris à peu près autant de kilos qu’il avait perdu de cheveux et fit celui qui ne le reconnaissait pas. Pierre le salua en passant. Une jeune serveuse mâchait un chewing-gum en lavant des tasses au bar dans un fracas d’apocalypse.

Pierre se dirigea vers la table où il avait l’habitude de s’installer bien des années auparavant. Il s’assit et commanda une bière. A part une grand-mère qui buvait un chocolat à une table, accompagnée d’un vieux caniche blanc pelé et un pilier de bar apoplectique qui éclusait ce qui devait être son cinquième verre de blanc, l’endroit était désert.

La serveuse lui apporta son demi d’un air fatigué et lui demanda :

-« ‘Scusez- moi… Z’êtes pas Monsieur Declos » ?

-« Si... Pourquoi ? »

-« Quelqu’un a donné une lettre pour vous »

-« Pour moi ? Qui vous a remis cette lettre ? »

- « J’sais pô. C’est l’serveur du matin qui me l’a donnée en disant que la dame avait bien dit de la remettre à un certain Monsieur Declos, qui viendrait boire une bière à la table 8 vers 18 :00 …Alors voilà »

Puis elle déposa l’enveloppe à l’écriture bleue sur la table du café et tourna les talons en roulant des hanches et en faisant claquer son chewing-gum.

« La classe ! » pensa Pierre…

 

Comment l’inconnue savait-elle qu’il viendrait forcément dans ce café où il avait passé tant de temps quand il était lycéen ? Comment savait-elle qu’il commanderait une bière ? Et qu’il s’assiérait évidemment à « sa » table ?

Décidemment, elle le connaissait très bien, presque trop bien… Cette complicité le troubla... Cette âme sœur invisible qui tournait autour de lui finissait par lui donner le vertige. Elle savait tout de lui… Pierre ne cessait de penser à elle et il lui semblait même parfois qu’elle prenait le contrôle de ses pensées. Le mystère de cette inconnue l’envahissait et devenait obsédant.

Il se renfonça dans la banquette de cuir usé et ouvrit la lettre en soupirant… l’inconnue lui fixait un nouveau rendez-vous…

 

 

Le jeu de piste avec la belle inconnue continua pendant plusieurs mois. A chaque fois, une nouvelle lettre sur papier rouge, un nouveau rendez-vous dans un endroit de son enfance ou de sa jeunesse : le campus de la fac et le fast-food qu’il  fréquentait alors, la bibliothèque de son quartier, le restaurant ou il avait ses habitudes... Il avait cru l’apercevoir plusieurs fois, mais chaque fois, robe blanche et cheveux dorés s’enfuyaient à son approche. Cette situation l’agaçait, mais il en était au fond étrangement satisfait : il désirait cette rencontre, bien sûr, mais la crainte de rompre ce rêve éveillé était la plus forte. Il avait tellement peur de décevoir la belle inconnue…

Son rêve était si beau, bien plus beau que toutes les mornes réalités qu’il avait vécues jusque-là.

Pierre avait cru aussi plusieurs fois sentir son parfum : sans qu’il sache pourquoi il était certain que ce parfum était celui de l’inconnue. Mais c’était comme une évidence… il connaissait cette odeur.

 

Ces rendez-vous hebdomadaires, chaque fois à un jour différent, avaient profondément désorganisé sa vie si réglée auparavant. Il se levait en pensant à cette inconnue, se couchait en rêvant à elle…Il restait souvent assis, les bras ballant, un sourire béat aux lèvres, en imaginant ce qu’il lui dirait quand il la rencontrerait. Lors des années qu’il avait passé seul, il l’avait tellement imaginée cette compagne idéale, cette autre lui-même qui partagerait sa vie, qui donnerait un sens à tout ça….

Un soir, en rentrant, il se rendit compte que Max, le plus vieux de ses chats, était mort… Il avait oublié de nourrir les trois chats pendant quatre jours et le plus faible n’avait pas survécu, incapable de défendre sa part face aux deux autres. Pierre fut très triste pendant quelques heures, puis le soleil aveuglant de la silhouette de l’inconnue qui brillait dans sa tête pris le dessus. Le prochain rendez-vous était dans quelques jours…..

 

Quelques temps après, il fut convoqué par le Directeur des Ressources Humaines des Archives Départementales. Celui-ci voulait avoir des explications au sujet des nombreux départs précipités de Pierre le soir, parfois avant l’heure autorisée, et à propos d’un certain manque d’entrain au travail et d’erreurs à répétition que tout le monde avait noté, disait-il. L’homme ne parut pas convaincu par ses explications et adressa Pierre au service de Médecine du Travail.

 

Il s’y rendit un soir. Comment expliquer à ce médecin toute l’histoire de la belle inconnue ? Personne ne le croirait, personne ne le comprendrait…Pierre resta vague, distant, et répondit à côté à la plupart des questions. Tout cela lui paraissait étrangement lointain.  

Le médecin diagnostiqua un surmenage, lui délivra un arrêt de travail de quelques semaines, en recommandant beaucoup de repos. En sortant, dans la salle d’attente, déserte à cette heure, Pierre crut sentir à nouveau le parfum de l’inconnue…il y a quelques heures, elle était assise là, il en était certain.  En sortant dans la rue, il souriait aux pigeons, aux arbres… : la semaine prochaine, il se rendrait au rendez-vous et cette fois, l’inconnue ne pourrait pas ne pas se montrer. Et alors…

 

 

Depuis qu’il ne travaillait plus, il restait assis dans son fauteuil toute la journée, en souriant. Sa barbe avait poussée et il la caressait longuement, pensant au prochain rendez-vous hebdomadaire avec la belle inconnue. Rendez-vous au cours duquel  il recevrait une nouvelle lettre, pour un autre rendez-vous… et ainsi de suite.

Sa vie était désormais décidément merveilleuse. Il se leva, repoussa du pied un chat qui dormait au pied du fauteuil et se dirigea vers son bureau en traînant les pieds.

 

Il s’assit, face à la fenêtre. De gros nuages couraient sur l’horizon, là-bas…..

Il eut une sorte de petit rire nerveux, puis sortit du tiroir du haut du bureau une feuille rouge-sang et un paquet d’enveloppes et se mit à écrire, de sa belle écriture bleue…

 

 

FIN

 

 



04/02/2020
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