La fabrique des cerveaux lents
Paris, décembre 2014
On s’en doutait déjà un petit peu : le cerveau de l’homme va mal.
Celui-ci a en effet un tantinet tendance à considérer la planète comme quelque chose se situant entre un immense garde-manger et un paillasson. Garde-manger sans fond, toujours plein, dans lequel les riches peuvent se servir librement, et prélever plus que ce dont ils ont besoin, au détriment des autres. Paillasson ensuite sur lequel les mêmes pays développés peuvent s’essuyer les pieds, sans se soucier plus que cela des conséquences écologiques.
Trancher les arbres de l’Amazonie au rythme de l’équivalent de la surface d’un terrain de football toutes les 7 secondes, éventrer régulièrement des supertankers pétroliers sur les rochers des côtes un peu partout dans le monde, créer un continent de plusieurs millions de km2 de déchets plastiques dans l’océan Pacifique, construire des centrales nucléaires en zone à risque (tremblement de terre ou tsunami)… on se doutait bien que le cerveau de l’homme ne marchait pas toujours parfaitement bien, alors que bizarrement, il était en revanche très performant dès qu’il s’agissait de réaliser des profits juteux.
Selon un article paru récemment, il y a même des risques que le cerveau humain fonctionne de moins en moins bien, et cela principalement à cause des phtalates.
Les phtalates sont des produits chimiques, très utilisés dans l’industrie chimique pour deux raisons : ils assouplissent les plastiques et ils stabilisent les parfums.
Mais les phtalates ont deux inconvénients majeurs : le premier, c’est qu’il est physiologiquement impossible de prononcer leur nom en mangeant des lentilles. Ben si.. Essayez. Ah vous voyez, vous en avez mis partout. Inconvénient mineur, me direz-vous. J’en conviens.
Le second inconvénient, plus sérieux, est qu’ils appartiennent à une famille de molécules que l’on appelle des perturbateurs endocriniens.
Le système endocrinien est composé d’un ensemble de glandes qui sont responsables de la sécrétion des hormones (parmi ces glandes, les plus connues sont l’hypophyse, la thyroïde, les testicules ou les ovaires).
Ces glandes endocrines secrètent donc des hormones, qui sont des substances chimiques responsables de la transmission de messages dans l’organisme. Ces hormones circulent dans le sang, puis vont se fixer sur des récepteurs. A chaque hormone correspond un récepteur spécifique, comme une clé est spécifique d’une serrure. Quand la clé « hormone » rencontre la serrure « récepteur », elle déclenche une cascade de réactions aboutissant à la réalisation, par la cellule, de nouvelles tâches.
Prenons un exemple : la thyroïde produit des hormones thyroïdiennes (triiodothyronine en très faible quantité et surtout thyroxine). Ces hormones circulent dans le sang et lorsqu’elles rencontrent leur récepteur, elles s’y fixent, ce qui déclenche une série de réactions essentielles au développement et à la différenciation de toutes les cellules du corps humain, notamment celles du système nerveux central.
Le problème des perturbateurs endocriniens, c’est que ces molécules ressemblent beaucoup à des hormones. Du coup l’organisme se trompe : soit le perturbateur se fixe sur le récepteur (comme une fausse clé) mais sans déclencher de réaction. Du coup il bloque la serrure (et donc le récepteur), la « vraie » hormone ne peut plus se fixer et il empêche donc son action : c’est l’effet « antagoniste ».
Soit il se fixe sur le récepteur, déclenche la série de réactions prévues, mais le fait sans arrêt, sans régulation et même si cela n’est pas nécessaire : c’est l’effet « analogue » ou « agoniste ».
Mais revenons à nos phtalates. Les scientifiques savaient déjà qu’ils pouvaient agir comme des antagonistes des hormones androgènes : en bloquant les récepteurs spécifiques de ces hormones, ils peuvent inhiber la production de testostérone et entrainer des malformations génitales comme des cryptorchidies (testicules ne descendant pas dans les bourses à la puberté) ou des micro pénis (là, pas besoin d’explication...)
Mais plus récemment, on s’est mis à soupçonner que l’exposition prénatale aux phtalates pourrait avoir une incidence sur le développement mental et psychomoteur des bébés.
A ce sujet, une étude inquiétante vient d’être publiée par des scientifiques américains (1): ils ont tout d’abord mesuré les taux de phtalates dans les urines de 328 New-Yorkaises lors du troisième trimestre de leur grossesse. En parallèle, lorsque leurs enfants ont eu 7 ans, ils ont réalisé sur ceux-ci des tests d’intelligence (portant, entre autres, sur la mémorisation des informations nouvelles, la mémoire à court terme, la concentration…).
Des phtalates ont été trouvés (à des concentrations variables) dans les urines de toutes les femmes enceintes étudiées, ce qui montre bien que ces molécules sont partout. Les concentrations mesurées n’ont par ailleurs rien de surprenantes et sont conformes à ce qui est mesuré régulièrement.
Les femmes ont été ensuite classées en quatre groupes, en fonction du taux de phtalates mesuré dans leurs urines. Les enfants nés des 75% de mères présentant des taux de phtalates les plus élevés présentait un QI inférieur d’environ 7 points (sur 100) si on les comparait au 25% restants, nés de mères présentant les plus faibles concentrations de phtalates.
Selon Robin Whyatt, un des auteurs de l’article, cette baisse de QI est significative et “risque d’avoir des conséquences substantielles sur les résultats scolaires et sur la réussite professionnelle ».
Et les phtalates sont loin d’être les seuls membres de la grande famille des perturbateurs endocriniens : en 2013, on recensait environ mille molécules différentes (2) utilisées dans l’industrie et susceptibles de perturber notre système endocrinien : Bisphénol A, Dioxines, Parabènes, Alkylphenols, certains herbicides (atrazine et glyphosate)…. Selon leur nature, elles peuvent cibler testicules, prostate, glande mammaire, hypothalamus, hypophyse, thyroïde, système cardiovasculaire, pancréas, ovaires, utérus… et provoquer des cancers, des atteintes du neurodéveloppement, des troubles immunitaires, des pathologies thyroïdiennes, l’obésité et le diabète.
Les perturbateurs endocriniens sont soupçonnés d’être parmi les responsables de l’augmentation du nombre de certains cancers, dont celui du testicule, celui de la prostate (5,3%/an entre 1975 et 2000, soit une multiplication quasi par 4 de leur nombre) et celui du sein (en France, leur nombre a presque doublé entre 1980 et 2000 : le risque de développer un cancer du sein est passé de 4,9% pour une femme née en 1910 à 12,1% pour une femme née en 1950).
Les phtalates semblent aussi jouer un rôle dans l’autisme : une récente étude du CDC (Centers for Disease Control and Prevention, la principale agence gouvernementale américaine en matière de protection de la santé publique) estime qu’en 2014, c’est désormais 1 enfant sur 68 (3) qui est atteint d’ASD (autism spectrum disorder ou troubles du spectre autistique) aux Etats-Unis. Au-delà du chiffre inquiétant en lui-même, c’est surtout sa progression qui fait peur : cette nouvelle estimation est supérieure de 29% par rapport à celle de 2008 (1 enfant sur 88), de 64% par rapport à 2006 (1 sur 110) et de…. 123% par rapport à 2002 (1 sur 150).
Les gènes de la population américaine n’ayant que très peu évolués en si peu de temps, il est logique de rechercher une cause environnementale plutôt que génétique. De plus, selon une étude publiée en 2012, c'est un garçon sur 54 qui est touché, contre une fille sur 252… cette différence liée au sexe suggère ici également la piste des perturbateurs endocriniens qui interfèrent avec le système hormonal et dont l’action pourrait donc être différente selon le sexe.
La déforestation, les déchets nucléaires, le réchauffement climatique… tout cela avait été réalisé par un Homo Sapiens au mieux de sa forme et au cerveau encore peu imprégné de perturbateurs endocriniens.
Les prochaines générations seront donc composées d’autistes dotés de micro pénis et au QI d’huître.
Je ne suis pas certain que ces mutants nous tricoteront un monde meilleur.
Souriez ! Demain sera pire….
BIBLIOGRAPHIE
- Pam Factor-Litvak, Beverly Insel, Antonia M. Calafat, Xinhua Liu, Frederica Perera, Virginia A. Rauh, Robin M. Whyatt : Persistent Associations between Maternal Prenatal Exposure to Phthalates on Child IQ at Age 7 Years . PLOS ONE | DOI:10.1371/journal.pone.0114003 December 10, 2014
- TEDX List of Potential Endocrine Disruptors : http://endocrinedisruption.org/endocrine-disruption/tedx-list-of-potential-endocrine-disruptors/overview
- Rapport complet du CDC disponible sur :http://www.cdc.gov/ncbddd/autism/states/comm_report_autism_2014.pdf
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