Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

Des lendemains radiants...

Paris, janvier 2015

 

Je viens de recevoir ma facture EDF.

Oui, je sais, j’ai une vie passionnante, dont les fulgurances feraient pâlir d’envie les aventuriers les plus audacieux.

 

En fin de facture, on peut lire une mention en petites lettres, à peine lisible : 79,3% de l’électricité vendue par EDF est d’origine nucléaire.

Depuis les années 1970, la France a en effet fait le choix du nucléaire pour répondre à la demande d’énergie des ménages.

19 centrales, soit 58 réacteurs nucléaires  ronronnent donc  en permanence dans nos belles campagnes françaises  afin de nous permettre de nous chauffer, de préparer à manger, d’écouter de la musique et de regarder la télévision…

 

Rien que de très banal, me direz-vous…

 

Ces centrales utilisent comme source d’énergie de l’uranium et produisent des déchets dits « nucléaires ».

Parmi ceux-ci,  des déchets classés « Haute activité à vie longue » (HA-VL en abrégé).

Oh, les centrales ne produisent pas beaucoup de ces déchets : 1,1 g/an et par habitant, soit environ 70 tonnes par an tout de même pour toute la France.

Afin de pouvoir manipuler plus facilement ces produits, on est obligé de les vitrifier (c'est-à-dire de les mélanger à du verre fondu et de les couler dans des récipients en acier). Là, on passe à de 3 à 5 g/an/habitant et donc à 210 à 350 tonnes par an. C’est tout de même environ l’équivalent d’une dizaine de gros semi -remorques.

 

Ces déchets ont un niveau de radioactivité très élevé (c’est pourquoi ils sont appelés à  « haute activité ou HA) : plusieurs centaines de milliards de Becquerels (ou désintégration par seconde) par gramme de déchet. A titre de comparaison, un caillou de granite (une des pierres les plus radioactives naturellement) « crache » seulement quelques milliers de Becquerel par kilo.

 

Ces déchets sont constitués de différents éléments chimiques, dont certains restent radio actifs pendant très longtemps (et c’est pour cela qu’ils sont dits à « Vie longue » ou VL).

Et quand on dit très longtemps, ce n’est pas une façon de parler : le Chlore 36, présent dans ces déchets a une période (ou demi-vie) de 300 000 ans. C'est-à-dire qu’après 300 000 ans, il reste encore la moitié de la radioactivité qu’il y avait au début. C'est-à-dire encore énormément, si on considère la centaine de milliards de Becquerel du début.  Encore 300 000 ans, et il ne restera plus que la moitié de cette moitié… et ainsi de suite.

 

Cela risque donc de durer un peu…

 

Présents aussi dans ces déchets différents éléments à demi vie-longue, comme le technétium 99 (211 000 ans), le sélénium 79 (295 000 ans), l’étain 126 (100 000 ans), le zirconium 93 (1,5 million d’années), le césium 135 (3 millions d’années), l’iode 129 (15,7 millions d’années), et le palladium 107 (18 millions d’années).

Un peu encombrants et dangereux, ces déchets, donc….. Alors l’homme (qui est très intelligent, rappelons-le) a imaginé une solution : c’est le projet Cigéo (Centre industriel de stockage géologique).

Comme il est affirmé très sérieusement sur le site officiel du projet (www.cigeo.com),  les déchets, après vitrification, « seront stockés dans des installations souterraines, situées à environ 500 mètres de profondeur, dans une couche de roche argileuse imperméable choisie pour ses propriétés de confinement sur de très longues échelles de temps. »… « Le principe du stockage profond a été retenu par la loi de 2006, après 15 ans de recherche, leur évaluation et un débat public, comme seule solution sûre à long terme pour gérer ce type de déchets sans en reporter la charge sur les générations futures. ».

 

Fermez le ban ! Puisqu’on vous dit que l’on fait cela pour les générations futures.

 

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Résumons donc  ce projet : entreposer, à 500 mètres sous le sol du doux village de Bure (en Lorraine) et sur une surface de 15 à 25 km2, plusieurs centaines de milliers de m3 de conteneurs bourrés de déchets radioactifs. L’enfouissement est prévu pour débuter en 2025, puis pour se poursuivre pendant une centaine d’année avant que l’on referme à tout jamais ce « tombeau ». Sous la terre, ces déchets continueront à être dangereux pendant plusieurs centaines de milliers, des millions d’années.

 

Les questions qui se posent sont les suivantes : si la terre existe encore dans 300 000 ans, comment communiquer avec ses habitants d’alors et les prévenir du danger ? Et tout d’abord, qui seront ces habitants ? Est-ce que ce sera encore l’homme l’espèce la plus développée ? Ou bien le poulpe,  ou un singe ?

 

Et si ce sont encore les hommes qui dominent, à quoi ressembleront ces humains qui naitront en l’an de grâce 302 015 ? Auront-ils encore des yeux ? Des oreilles ?

 

Pour compliquer encore un peu la communication avec ces lointains descendants, il y a de grandes chances que cette immense zone de stockage soit le seul témoin restant de notre civilisation et que l’opéra Bastille ou le centre Beaubourg n’ait pas résisté aussi longtemps... Ils commencent déjà à tomber en pièces.

Nos livres, nos ordinateurs, nos films, notre culture, notre écriture, notre langue… Tout cela aura disparu depuis longtemps.

Ce tas de déchets sera sans doute la seule relation que nous aurons avec nos successeurs.

 

Comment se faire comprendre des gens qui nous succéderons dans… trois mille siècles ?

 

A ce stade de la réflexion, et à ce niveau d’échelle du temps, je vois bien que votre petite tête tourne. Il est difficile d’imaginer ce que représentent plusieurs centaines de milliers d’années à l’échelle de la terre. Alors j’ai créé ce petit tableau pour vous aider (non, ne me remerciez pas !)

 

 

-4500 millions d’années

Age de la terre

-3500 à -3800 millions d’années

Apparition de la vie (bactérie)

-200 millions d’années

Apparition des mammifères

-65 millions d’années

Premiers primates

-2,9 à – 2,5 millions d’années

Apparition du genre « Homo »

-250 000 ans à -200 000 ans

Apparition d’Homo Sapiens

-30 000 ans

Disparition de l’homme de Neandertal

-12 000 ans

Fin du paléolithique .Disparition des mammouths

-5500 ans (3500 avant J-C)

Plus anciennes civilisations connues : Egypte et Mésopotamie. Invention de l’écriture en Mésopotamie

-4600 ans (2600 avant J-C)

Civilisation de l’Indus. Ecriture existante, mais non déchiffrée à ce jour

-2768 ( 753 avant J-C)

Fondation de Rome

880 après J-C

Ecriture de ce qui est considéré comme le  premier texte poétique écrit en langue d'oïl alors nommé roman : La Séquence (ou Cantilène) de sainte Eulalie.

 

Que retenir de ce tableau ?

Il y a 300 000 ans, l’homme (Homo Sapiens) n’existait pas. Les plus anciennes civilisations connues ont un peu plus de 5000 ans et il nous est très difficile de les comprendre…

Vous comprendriez, vous, une inscription en écriture hiéroglyphique qui vous signale un danger? Vous savez ce qui est écrit sur l’obélisque de la place de la Concorde ?

Et encore, grâce à notre ami Champollion, on comprend l’écriture Egyptienne. En revanche, on ne sait toujours pas décrypter l’écriture utilisée par la civilisation de l’Indus, qui n’a pourtant que 4600 ans. Les experts discutent même encore entre eux pour savoir s’il s’agissait réellement d’une langue…

 

Pire : A moins d’être un expert, on ne comprend rien à un texte poétique écrit en l’an 800 de notre ère (soit il y a juste 1200 ans). Vous en doutez ? Voici donc, pour votre plaisir et à la demande générale, un extrait de la Cantilène de Sainte-Eulalie, le tube de l’époque :

Buona pulcella fut Eulalia
Bel avret corps, bellezour anima
Voldrent la veintre li Deo inimi
Voldrent la faire diaule servir.

 

Ce qui veut dire en Français:

 

Bonne pucelle fut Eulalie.

Beau avait le corps, belle l'âme.

Voulurent la vaincre les ennemis de Dieu,

Voulurent la faire diable servir.

 

Pas lumineux, lumineux, non ?

Soyons large : les plus anciennes traces de constructions humaines remontent à 10 000 ans. Au-delà on ne sait que très peu de choses.

Comment prévenir nos descendants de l’immense danger qui est caché sous terre ?

 

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Du 15 ou 17 septembre dernier a été organisée à Verdun une conférence dénommée « Constructing Memory » présentée comme : « An International  Conference and Debate on the Preservation of Records, Knowledge and Memory of Radioactive Waste Across Generations ».

Ce que l’on peut traduire par « Conférence-débat internationale sur la préservation des documents, des connaissances et de la mémoire des déchets radioactifs génération après génération ».(1)

 

Les participants à cette conférence ont réfléchi –entre autres – sur les deux questions suivantes : quelle langue doit-on utiliser  pour prévenir nos descendants du risque que représente ce stockage et sur quel support doit-on graver ce message?

 

Le support, tout d’abord… en dignes enfants du XXIème siècle, on pense bien évidemment tout d’abord à l’informatique. Mais ni IBM, ni Bull, qui ont été contactés, n’ont été capables de répondre à l’appel d’offre : ils ne pouvaient pas  démontrer qu’ils seraient encore capables de lire dans 500 ans un support gravé aujourd’hui.

 

Ce qui, personnellement, ne m’étonne pas. Je suis beaucoup plus jeune que l’homme de Neandertal, (bah, si, quand même !...) et mes débuts dans l’informatique ont connu le floppy disk 5 pouces ¼ dont même le nom ne dit plus rien à la majorité des lecteurs de cet article. C’était il y a trente ans. Plus aucun ordinateur moderne n’est capable de lire ce support aujourd’hui.

De la même manière, je suis certain qu’il vous reste chez vous quelques disquettes 3 pouces que vous ne pouvez plus lire. Même chose pour vos cassette vidéos VHS, ou même bientôt pour vos DVD, remplacés par des Blue-rays…. En attendant la prochaine génération qui ne manquera pas à son tour de remplacer tout cela dans quelques années.

 

On a donc dû interroger les Archives Nationales, qui conservent des documents depuis plus de mille ans. Leur conseil ? Le papier ordinaire se détériore en quelques dizaines d’années. Le papier permanent (un papier spécial) « devrait être stable sur plusieurs siècles sous réserve de le manier avec précaution et de le conserver dans des lieux adaptés ». 

Le parchemin ou le papyrus sont les supports les plus stables à leur connaissance, du moins beaucoup plus stable que le papier… Au moins pour un millénaire. Après….

 

Dans quelle langue ensuite faire passer le message ?

Selon le linguiste français Claude Hagège (2) « il meurt environ 25 langues chaque année … Dans cent ans, si rien ne change, la moitié de ces langues seront mortes. À la fin du XXIe siècle, il devrait donc en rester 2 500 environ, et sans doute beaucoup moins encore si l’on tient compte d’une accélération, fort possible, du rythme de disparition».

Que sera devenu le français en l’an 300 000 ?  Est-ce que même l’anglais ou le chinois existeront encore ?

 

Les linguistes consultés préconisent…. Le latin et le grec ancien !  Etant des langues mortes, elles sont donc figées et ont peu de chances de se modifier dans le futur. Reste à savoir si elles seront encore enseignées…Combien reste-t-il de latinistes ou d’hellénistes dans nos lycées de France aujourd’hui ?

 

Il est à craindre qu’un message d’avertissement calligraphié en grec ancien et placardé dans un lycée de banlieue de nos jours ne suscite qu’un « Zarma ! sur la vie d’ma mère, t’as vu l’graph ?, il est grave chelou…»

 

Donc résumons-nous : le meilleur moyen pour prévenir les générations futures de ce monstrueux danger atomique mortel qui va nous menacer sous terre pendant plusieurs centaines de milliers d’années est un parchemin écrit en grec ancien.

 

Voilà, voilà….je vous souhaite une bonne nuit.

 

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Ah non, j’oubliais…Afin de finir de vous rassurer, voici une interview du grand spécialiste, Patrick Charton, responsable du département développement durable de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) . En quelque sorte, le « Monsieur Mémoire » de cette vénérable institution.

Cette interview est parue sur le site www.novethic.com et il y explique comment il rigole bien avec ses copains étrangers en imaginant notre communication avec le futur.

Si vous lisez entre les lignes, vous verrez surtout…. qu’ils n’en ont, en fait, aucune idée.

 

« La radioactivité des déchets nucléaires dépasse souvent les cinq cent mille ans. Comment faire pour assurer une mémoire sur un très long terme ?

 

C'est aussi l'objet de travaux de recherche que nous menons à l'Andra. Pour cela, nous travaillons avec des homologues étrangers, car il faut créer une réflexion globale sur le sujet. Chacun y va de ses idées.

Par exemple, les anglo-saxons et les américains travaillent sur des marqueurs de surface, un peu à la manière des mégalithes présents depuis des siècles. Mais la difficulté est souvent d'en comprendre le sens : regardez le mystère qui entoure les statues de l'Île de Pâques ! (note de l’auteur du blog : qui ont été édifiées il y a moins de deux mille ans…)

Les américains envisagent de graver un message en plusieurs langues, dont le français, pour accroître les chances de transmission. Mais comment garantir la pérennité d'une langue à l'échelle du millénaire ?

 Donc ils travaillent également à l'élaboration de sigles significatifs, pour faire apparaître la dangerosité d'une intrusion intempestive sur le site. Là encore se pose le problème fondamental du sens : comment être sûr de ne pas inciter à pénétrer le site par curiosité ? Laisser une trace c'est avant tout signifier la présence de quelque chose qui peut s'avérer intrigant...

De leur côté, les japonais envisagent d'autres types de marqueurs. Notamment un marquage au laser sur un matériau très résistant qu'ils entreposeraient dans un lieu sacré. Il existe en effet un temple qui, depuis plus de mille ans, est détruit et reconstruit à l'identique tous les vingt-cinq ans. On réalise ici l'impact de la tradition culturelle dans la transmission du savoir.

 

Quelles sont les propositions françaises en la matière ?

 

Pour ma part, je pense qu'il faudra inévitablement combiner plusieurs des solutions avancées. Un sociologue proposait par exemple de créer un ouvrage d'art dont les populations seront tellement fières qu'elles ne le laisseront jamais disparaître. Je trouve l'idée plutôt séduisante. De toute façon, il faudra sortir du seul monde de l'ingénieur, se tourner vers les civilisations passées pour étudier la façon dont leur culture nous est parvenue. On fera appel à des archéologues, des historiens, des anthropologues. Mais on a tout le temps pour y réfléchir : la fermeture des centres de stockage n'est pas prévue pour demain. »

 

Quelqu’un a crié « Au fou » ?

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 1.     http://www.oecd-nea.org/rwm/rkm/constructingmemory/presentations/constructing-memory-conf-programme-bios.pdf

2.      Claude Hagège : Halte à la mort des langues –Editions Odile Jacob

 



19/01/2015
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