Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

Au temps pour toi

 

 

A l'ouest, avril 2021

 

 

Du plus loin que me revienne l'ombre de mes haines anciennes, j’ai toujours honni le retraité…

Oh, non pas parce qu’il a cessé de travailler. Qu’il ne passe plus l’essentiel des heures que Dieu fait au service marketing, entre photocopieuse et machine à café, est en soi un accomplissement louable et me le rendrait presque sympathique.

NON, ma haine est ailleurs et se résume en une question :

 

Homme libre, qu’as-tu fait de ton otium ?

 

Soyons sérieux cinq minutes, en nous rappelant que pour nos pères grecs ou romains, la vie se composait de deux temps :

D’un côté, le temps libre, le temps de la méditation à l’écart des tracas du quotidien, le temps du loisir studieux…Un moment de paix intérieure et de liberté, consacré à ce que Plotin appelait « la sculpture de sa propre statue » (1).

C’est le temps de l’être et de l’existence.

De l’autre côté, le temps consacré à toutes les activités productives et profitables, au commerce, au travail. C’est le temps de l’agitation, de la fébrilité. C’est la « hâte au travail qui va jusqu’à l’essoufflement » (2), et « ... un tel travail constitue la meilleure des polices, il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance » (3) dont parle Nietzsche.

C’est le temps de l’avoir et de la subsistance.

 

Ces deux temps s’opposent : Le premier se nomme Otium. Le second, parce qu’il est le négatif de l’Otium s’appelle Negotium et a donné le mot négoce….

A cette époque, c’est le travail qui a mauvaise réputation : "Ce genre de vie ignoble et contraire à la vertu" comme le dira Aristote (4).

En revanche, l’otium est considéré comme l’activité la plus noble de l’homme. Et la retraite après une longue carrière en fait partie.

 

 

 

 

 

 

Alors, ami, après une vie consacrée à ton négoce pour assurer ta morne subsistance et le paiement des factures afférentes, est-il bien raisonnable de gâcher ainsi comme tu le fais ton otium retrouvé ?

Quoi donc ? N’as-tu pas honte de transformer ce qui était encore il n’y a pas si longtemps tes quarantièmes rugissants en soixantièmes emmerdants ?

 

Comment peux-tu, par exemple, te délecter béatement de remplir désormais ton existence des gigotements ineptes de tes petits enfants, ces petits morveux, fruits putatifs de la chair de la chair de ta chair, dont le seul intérêt est de posséder, au mieux et dans l’hypothèse la plus optimiste, un petit quart de ton ADN ?

Mesdames, vous qui fûtes nos muses aux fronts pâles, ou bien nos inspiratrices échevelées, pouvez-vous désormais vous résigner à vos travaux de couturière de robe pour Barbie ou de cuisinières de gâteaux de semoule ?

Messieurs, vous qui pilotâtes les destinées de vaisseaux entrepreneurs, ou qui rêvâtes de grands soirs à la fumée des barricades, comment vous contenter de jouer à la baballe dans les allées d’un square ou de revoir pour la dixième fois « Kirikou et la sorcière » ?

Et lorsque vous cessez d’être en famille, c’est encore pire : vous allez alors hanter les réunions de copropriétaires où vous décortiquez, en bon vieil obsessionnel, les tableaux Excel du syndic en demandant pourquoi, le 23 mai de l’année dernière, la lettre à l’entreprise de plomberie a bénéficié à tort d’un timbre prioritaire rouge à 1,28 euros, alors qu’un timbre vert aurait suffi ?

Ou alors, vous allez faire quelques courses. Et là, je ne comprends pas.

Mais POURQUOI êtes-vous si lent ?? Je suis moi-même d’un naturel affable, prêt à échanger quelques banalités avec le commerçant qui me sert en parlant du temps qu’il fait ou en m’enquérant de sa santé... Mais quoi, cela va me prendre seulement quelques instants. Alors pourquoi votre visite chez le boucher dure-t-elle un temps déraisonnable, depuis le détail de la recette du plat que vous envisagez de confectionner (… « parce que moi, je rajoute toujours des petits oignons grelots… »), jusqu’à l’inévitable : «ah et puis mettez-moi donc deux beefsteaks bien tendres, dans le filet, hein, parce que j’ai mes deux petits-enfants, Kevin et Jade, qui viennent ce week-end avec ma fille parce que mon gendre, celui qui travaille chez Airbus- il a une très belle situation d’ailleurs - est parti aux Etats Unis pour…. »…

 

Je peux être franc, ami retraité ? Tout le monde s’en fout. Et principalement moi, qui attends patiemment mon tour. Alors, tu pulses et tu te casses confectionner ton mironton. Hop hop hop, et plus vite que ça !!

 

Puis, vous partez sur les routes, pour faire bénéficier le monde entier de votre expérience : forts de votre insupportable et ventripotente fatuité, vous professez urbi et orbi comment réussir le meilleur foie gras, comment faire un créneau, ou bien vous expliquez doctement à un Breton comment ouvrir des huîtres ; vous et vous seul connaissez la vie et savez vraiment comment faire, et vous ne vous privez pas de l’expliquer jusqu’à la nausée aux plus jeunes qui ne vous demandent rien et vous fuient comme un positif Ebola.

Mais savez-vous, comme le disait L.F. Céline, que « l’expérience est une lanterne sourde qui n’éclaire que celui qui la porte »(5) ? Laissez ces gens tranquilles : ils veulent pouvoir se tromper, réessayer et trouver leur voie. Sûrement différente de la vôtre. Et c’est très bien comme ça.

 

L’ennuyeux, c’est que vous partez sur les dites routes dans des roulottes à peine moins grandes que mon appartement, équipées de cuisine, de salle de bains et de tout le confort moderne. Au vu de la taille de ces monstruosités, je ne suis même plus sûr que certaines ne soient pas équipées aussi d’un jacuzzi, d’une salle de billard ou d’un parcours de golf.

Après avoir consciencieusement créé des bouchons apocalyptiques sur nos belles routes nationales ou dans la traversée de nos charmantes bourgades de province, vous allez parquer vos bouses blanchâtres, de préférence à l’emplacement le plus joli du coin. Puis vous dépliez votre antenne parabolique dans un zinzinulement de robot de guerre des étoiles, allumez la télé et vous vous installez devant Hanouna. Non sans avoir, bien entendu, omis d’apporter la touche finale au paysage en revêtant votre plus beau survêtement Adidas, vos chaussettes blanches dans vos sandales en plastique et en vous plaçant précisément entre nous et le soleil couchant, devant votre table de camping.

 

Vous êtes petits, gâteux, râleurs, bêtifiants, pinailleurs, encombrants, ennuyeux, fats, arrogants, raisonneurs… Alors que vous avez maintenant tant de temps pour sauter dans les flaques, passer des nuits blanches à regarder les étoiles et retrouver vos rêves.

 

Mais le plus terrible, c’est que je suis désormais l’un des vôtres. Et qu’il va falloir que je veille…

 

 

 

  1. Plotin – Ennéades I, Livre 6 (Du Beau) 9
  2. Nietzsche – Le Gai Savoir IV, 329
  3. Nietzsche - Aurores Livre III, 173
  4. Aristote – Politique II,6,2
  5. Entretien de L.F. Céline avec André Parinaud. Cité in « Le web comme espace de construction de l’écrivain : le cas L.F. Céline » - Léa Mavais-Goni – Diplôme national de master – Université de Lyon – Septembre 2014

 



21/04/2021
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