Au bénéfice du doute
Paris, octobre 2017
Bonjour, vous avez cinq minutes ? C’est pour un sondage …
Question Politique :
Choix n°1 : faites vous partie des libéraux jeunes et modernes, ni de droite ni de gauche, qui veulent ancrer la France dans le monde compétiteur de la libre entreprise et du commerce ouvert ou
Choix n°2 : Êtes-vous de ces conservateurs frileux accrochés au vieux monde qui se meurt, à ses modèles surannés du siècle dernier et figés dans un immobilisme qui nous entraine inéluctablement vers l’abîme?
Et faisant donc par là-même le jeu du Front National…
Question sociétale : la PMA :
Choix n°1 : êtes vous sympathisant inconditionnel des fiertés homosexuelles, ouvert à tous modes de parentalité par souci d’égalité, partisan du droit inaliénable de chacun à avoir un enfant quelle que soit les conditions ou
Choix n°2 : un homophobe fasciste réactionnaire catholique traditionnaliste ?
Et faisant donc par là-même le jeu du Front National…
Question Écologie : en ce qui concerne les plans circulation a Paris, êtes vous plutôt
Choix n°1 : en faveur de déplacement alternatifs doux, écologiques et démocratiques, participatifs et populaires dans des pistes cyclables de 4 mètres de large, avec éradication totale à court terme des véhicules à moteur, ou
Choix n°2 : êtes vous un représentant agressif de ces primates écumants au volant de 4x4 aux chromes rutilants, immondes émetteurs inconscients de fumées aux particules à la micrométrie variable et aux gaz azotés diversement oxydés, le tout pour aller chercher le pain à 100m de votre domicile ?
Et faisant donc par là-même le jeu du Front National… Mieux : faisant partie des « fachos», «réacs» « néo-réacs »et «gros machos», selon la terminologie officielle de la maire de Paris Anne Hidalgo (1)
Fin du sondage
Oui, je sais, le choix est difficile ! Mais ainsi va le monde en ce début de 21ème siècle. Il faut des avis tranchés sur tout.
Il faut surtout des avis tranchés ; en tous points, il va vous falloir choisir votre camp. Une seule pensée, forcément dynamique, ouverte, progressiste et surtout MODERNE est possible sans faire de vagues : être un thuriféraire béat du libéralisme, gay friendly, pro PMA … et cycliste.
Toute pensée différente devient compliquée, car contrairement à ce que voudraient faire croire certains, la pensée n’a jamais été aussi peu complexe.
Et je l’avoue (honte sur moi et sur ceux de mon espèce), si je devais répondre aux questions du sondage précédent, je laisserais très probablement toujours une place pour le doute. Car oui, comme le disait Pierre Desproges : le doute m’habite !
Mais sachez-le, il n’y a plus de place céans pour la nuance : si, aux questions précédentes, vous commencez par répondre avec un sourire gêné: « … Écoutez, c’est un peu plus compliqué que cela… », Vous passerez immédiatement dans la deuxième catégorie, celle, honnie, des conservateurs réactionnaires.
Tordons donc tout de suite le cou à cette épithète infamante de conservateur. Être conservateur, c’est vouloir « conserver » un modèle, une situation ou une politique, en partant du principe qu’une évolution n’est pas nécessairement positive. Se battre pour conserver notre modèle social, la laïcité ou une éducation publique et gratuite pour tous, c’est être conservateur. Être résistant dans les années 40, c’était être conservateur du modèle démocratique contre la dictature nazie. Conservateur ou progressiste ? Tout dépend du sujet. Et c’est la même chose pour réactionnaire. Il est salutaire de réagir, parfois…
Par ailleurs, vous pensez probablement sottement que certains sujets sur lesquels on vous demande votre avis dépassent largement vos domaines de compétence et rendent donc difficile l’émission d’un avis sensé ? Erreur ! Vous êtes priés d’avoir un avis sur tout, de l’interdiction du glyphosate à la vaccination obligatoire en passant par l’indépendance du Kurdistan Irakien.
Et si, chaque fois que notre avis était sollicité, on cherchait plutôt en nous, loin des réactions épidermiques de chapelle politique ou morale, une opinion authentique ? La méthode parait simple :
On se pose. On évite d’abord les raccourcis de pensée. On réfléchit. A la proposition inverse. Aux conséquences de chacune des propositions. On lit. On écoute à nouveau les contradicteurs et on essaie de les comprendre tous. Et on conclut.
Et pourquoi ne pas conclure parfois sur l’impossibilité de conclure ?« Je ne sais pas » n’est pas un gros mot, et j’adorais ce mot qui ouvrait tant de voies d’investigations possibles et prometteuses à l’issue de nos réunions de laboratoire, jadis... Je ne sais pas. Mais je vais chercher. Je vais continuer à lire, à discuter, a expérimenter, …Et je trouverai. Ou pas.
Et si le doute subsiste a l’issue de la réflexion, alors, mieux vaut suspendre son jugement, comme le préconisaient les sceptiques.
Car on l’a oublié, mais il a existé une école sceptique : A l’origine contemporaine de l’épicurisme et du stoïcisme, elle a connu au cours des âges un certain succès, jusqu'à ce que l’homme moderne, grisé par la science qui devait tout expliquer et tout rationaliser, ne se retranche derrière son mur de certitudes, terrorisé à l’idée de douter dans un monde sans dieu.
Fondée à l’origine par Pyrrhon d’Elis, à la fin du IVème siècle avant Jésus-Christ (on parle depuis du doute Pyrrhonien), cette philosophie ne refuse pas systématiquement de trancher. Elle cherche, en se méfiant d’abord de la connaissance par nos sens. Nos perceptions ne sont que des phénomènes, c'est-à-dire des interactions entre l’objet observé et l’observateur, donc des représentations. Selon qu’un homme est jeune ou vieux, en bonne santé ou malade, en mouvement ou au repos… mais aussi selon le lieu, la position de l’objet, sa distance…selon les coutumes, les lois, les croyances…l’opinion formée sur l’objet sera différente. Et lorsque Platon en déduit qu’on ne peut donc connaitre que par les Idées, Pyrrhon lui en conclut qu’on ne peut pas connaitre du tout. (2)
Il n’y a sans doute pas de vérité absolue.
Il s’agit donc d’une philosophie de l’incertitude, et l’incertitude fait peur. Pourtant, il ne s’agit toujours que de parvenir à l’ataraxie, cette tranquillité de l’âme chère également aux stoïciens ou aux épicuriens : « Il sera donc sans opinion, sans penchant, sans vaine agitation d’esprit… la suspension du jugement conduit enfin à se taire»(3) : Et cette suspension du jugement, c’est ce qu’on appelle « l’épochè »…
(Hein ? Non … aucun rapport avec l’œuf poché. D’abord, ce n’est pas très bon, les œufs pochés, surtout avec des épinards... Parce que ma mère, elle faisait toujours des œufs pochés avec des épinards. Beurk ! C’était pas bon. Non. C’est pas bon les œufs pochés. A part peut-être s’ils sont cuisinés « en meurette », et encore avec la recette de Bernard Loiseau (4), qui…)
Mais je crains que nous nous égarions. Non, l’épochè est un mot grec (ἐποχή / epokhế) qui signifie «arrêt, interruption, cessation ». Cette suspension " est l'état de la pensée où nous ne nions ni n'affirmons rien…. c'est la tranquillité et la sérénité de l'âme" (5)
Ne rien nier, ne rien affirmer... Par delà le bien et le mal comme le dira Nietzsche un peu plus de 2000 ans plus tard, mais comme le disait déjà les philosophes grecs :
« Par nature, il n’y a ni bien ni mal. En effet, s’il y a quelque chose de bon et de mauvais par nature, il faut qu’il soit bon ou mauvais pour tout le monde, comme la neige qui est froide pour tout le monde …ce qui est jugé bon par l’un, comme le plaisir par Épicure, est jugé mauvais par l’autre, comme le même plaisir par Antisthène ; il arrivera donc que la même chose sera bonne et mauvaise. Mais si nous ne disons pas bon tout ce qui est jugé tel par tel ou tel, il nous faudra discriminer les opinions, ce qui n’est pas possible, à cause de la force égale des arguments. Il est donc impossible de savoir ce qui est bon par nature (6)
La force égale des arguments… Évidemment, nous pensons que nos arguments sont meilleurs, plus forts, plus intelligents, plus construits. Et pourtant :
« J’ai toujours prétendu pouvoir me mettre objectivement dans la situation de tout ce qui me fut antagoniste, et de ce fait, je n’ai jamais pu lutter contre ce qui s’opposait à moi, car je comprenais que la conception correspondante ne pouvait qu’équilibrer la mienne pour qui n’avait aucune raison subjective d’en préférer l’une ou l’autre »(7)
Nos opinions sont bien souvent de simples réflexes liés à notre morale, notre religion, notre culture, notre niveau social, notre éducation…. Combien sont construites sur la base d’une vraie réflexion ? Pourrions-nous penser autrement ?
« Ne fût-ce que par hygiène mentale, prendre clairement conscience de l’accidentel de nos goûts, de nos opinions, de nos croyances et de nos incroyances » (8)
Avant de choisir sa meute, ou l’on hurlera avec les loups contre d’autres loups, suspendons donc d’abord notre jugement et pensons par nous-mêmes. Ou même ne pensons rien !
Et si cette suspension de jugement n’est pas définitive, qu’elle soit au moins suffisamment longue et honnête pour comprendre et respecter les avis contraires.
Il existe tant de psychorigides de par le monde… Et si nous devenions psychoplastiques ?
Bibliographie
- http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2017/09/07/25001-20170907ARTFIG00114-fachos-reacs-et-gros-machos-anne-hidalgo-replique-a-ses-detracteurs.php
- http://sos.philosophie.free.fr/sceptiqu.php
- Léon Robin : La pensée grecque
- http://madame.lefigaro.fr/recettes/oeufs-meurette-de-bernard-loiseau-210501-199943
- Sextus Empiricus : Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 10
- Diogène Laërce : Vie et Doctrines des philosophes illustres Livre IX Pyrrhon 101
- Boris Vian : L’herbe rouge
- Jean Rostand : Carnet d’un biologiste
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