Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

L'altière paix des choses

Paris, novembre 2014

 

Et bien voilà….Un obscur financier hollandais, agissant probablement sur les conseils d’un non moins obscur manager canadien a décidé de me transférer de la colonne « OPEX » (ou dépenses d’exploitation) du tableau Excel qui gère désormais nos vies de salariés vers la colonne « provision pour risques ».

En clair : en 1979, j’étais licencié ès sciences en Biochimie. En 2014, je suis licencié tout court.

 

Rien de personnel, comme ils disent, vraiment rien…. Dans tous les sens du terme, puisque les personnes responsables de cette décision ne m’ont pas parlé. Normal, d’ailleurs : elles ne me connaissent pas. Je ne les connais pas non plus.

Ceux qui m’ont parlé, eux, ne sont pas responsables. Ils semblaient même gênés. Ils sont simplement « soumis à l’autorité ».

 

Stanley Milgram (1) expliquait ainsi comment des personnes « normales » pouvaient être amenées commettre des actes qu’elles réprouvent : lorsque nous demandions aux sujets pourquoi ils avaient continué, nous obtenions invariablement cette réponse type : « Je n’aurais pas agi ainsi de moi-même. J’ai fait ce qu’on me disait de faire, c’est tout. Incapables de se révolter contre l’autorité (….), ils rejetaient (…) toute la responsabilité.

… C’est toujours la vieille antienne de « faire son devoir » qui a été entendu maintes et maintes fois comme argument de défense au cours du procès de Nuremberg. Il serait faux cependant d’y voir un alibi fragile inventé pour les besoins de la cause. C’est plutôt un mode de pensée fondamental pour nombre d’individus à partir du moment où ils sont enfermés dans une situation de subordonné à l’intérieur d’une structure d’autorité.

La disparition du sens de la responsabilité personnelle est de très loin la conséquence la plus grave de la soumission à l’autorité.(…)

L’intéressé ne porte plus de jugement de valeur sur ses actions. Ce qui le préoccupe désormais, c’est de se montrer digne de ce que l’autorité attend de lui. »

Mais il me faut raison garder, ma bouche fermer et ma vie continuer : ce n’est pas Nuremberg non plus. Mon élimination n’est que professionnelle.

 

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Pour la bonne société qui m’employait, me voici donc devenu -en négatif- générateur d’un pourcentage supplémentaire « d’operating profit », le si bien nommé bénéfice « d’exploitation ».

Ces bons résultats devraient en toute logique faire remonter le cours de l’action au NASDAQ. Ce qui aura deux conséquences, également aimables :

  • Tout d’abord (et c’est de loin le plus important) assurer un salaire décent à notre grand chef, en quelque sorte le grand Guru de la société. Il avait pu s’octroyer en 2012 un revenu de 106 millions de dollars et je voyais bien à son air chafouin qu’il s’inquiétait pour 2014. Le voilà un peu rassuré
  • Mais ce n’est pas tout : En France, le paiement des retraites est assuré par un système dit « de répartition » : les actifs du moment payent pour les retraités. Aux Etats-Unis en revanche, une partie des retraites est financée par un système dit « de capitalisation » : Ce système implique que chaque travailleur épargne pour sa propre retraite, l’argent récolté étant ensuite placé (ce sont les fameux fonds de pension). Le taux d’intérêt détermine la somme finale qui sera versée. Grâce à mon départ un retraité du Middle West américain verra ses actions conserver leur valeur. Sa retraite assurée, il pourra alors, un de ces soirs prochains, partir le front haut et la casquette sur la tête vers le bar voisin de son domicile pour déguster des nachos et boire une pinte de bière sans se soucier du lendemain, tout cela un peu grâce à moi. Cela me réjouit le cœur.

 

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Voici venu la fin des affaires et, par conséquence, de l’affairement.

Après les rythmes haletants, voilà que soudain, on a le temps.

Rayons rapidement cette vie professionnelle qui a occupé mes dernières années. Je sens déjà dans les regards gênés et les silences assourdissants que le monde du travail s’éloigne et que la majorité des anciens compagnons de route disparaissent en silence.

Comme si un licenciement, tel un Ebola moyen, risquait de se transmettre par une poignée de main. Et puis « il n’y a pas de fumée sans feu »…il doit bien y avoir une bonne raison, une tare cachée. Et puis voilà, c’est la logique du marché. « Tant que cela n’est pas pour moi »….. On ne peut même pas leur en vouloir.

Laissons s’évanouir dans la brume ce bateau à la fois ivre et fantôme.

 

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Je sais, vous allez dire que cela tourne à l’obsession, voire à la monomanie, mais…. Je crains qu’il ne nous faille à nouveau lire Sénèque (2), en ces temps incertains…

 « Retire-toi donc de la foule vulgaire, très cher Paulinus, et dans un port plus tranquille, sans que le grand âge t'y force, jette l'ancre tout de même.

Repense à toutes les houles que tu as affrontées, à toutes les tempêtes que tu as subies à titre privé, ou suscitées contre toi (…) désormais ta valeur a été suffisamment démontrée à travers des épreuves pénibles et tumultueuses ; essaie de savoir ce dont elle est capable dans le loisir. La plus grande part de ta vie, la meilleure sans doute, a été dédiée à la république : consacre aussi un peu de ton temps à ta propre personne.

Je ne t'invite pas à un repos stérile et apathique, ni à noyer dans le sommeil et les plaisirs chers à la plus grande masse des gens ce qu'il y a en toi de vitalité naturelle ; ce n'est pas cela, se reposer : tu découvriras, plus vastes que toutes celles auxquelles tu as pu consacrer ton énergie, des tâches que tu pourras accomplir dans l'isolement et la tranquillité.

 

Avec la fin du travail, voici venu le temps sacré de l’otium , cher à notre ami Sénèque.

L’otium est un mot latin qu’il est difficile de traduire précisément. Une traduction possible serait oisiveté, si ce mot n’était pas empreint d’un caractère péjoratif certain. L’oisiveté, comme chacun sait est un vice. Que dis-je ? C’est même la mère de tous les vices. On ne sait pas qui est le père.

Maintenant que le travail est devenu une valeur fondamentale de nos sociétés moderne, l’oisiveté est louche. La paresse, sa grande sœur, est même devenue péché capital, à la suite d’une erreur « signifiante » comme dirait les psychanalystes. Le vrai péché selon les catholiques était l’acédie, cette paresse de l’âme qui conduisait au dégoût pour la prière, pour la pénitence et les lectures spirituelles. Au lieu de ça, l’homme se mettait alors à gambader dans les vertes prairies de l’insouciance en buvant du vin rouge d’une main, et en caressant les boucles blondes d’une Vénus aux yeux de biches de l’autre. L’horreur.

Le travail devenant sacré, la paresse intellectuelle est devenue paresse tout court. Et ce n’est plus l’acédie (la paresse morale) qui est péché mortel, mais bien la paresse.

 

Evitons donc de devenir acédique sous ASSEDIC… mais profitons plutôt de ce temps donné.

Quand on a du temps pour soi, on pense… Et un homme qui pense est un homme libre, non soumis aux pouvoirs ou à la religion. Comme le disait Nietzsche (3) :

« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel.

Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – , qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance.

Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême.

…quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? Si vous n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ?

 

L’otium représente le temps consacré à soi-même, par opposition à celui consacré aux affaires (qui est donc le contraire de l’otium, soit le nég- otium, qui a donné négoce).

C’est le temps passé à la recherche du bonheur, à la culture, à l’étude ou à la réflexion…

 

Le temps d’une oisiveté qui ne sera pas oiseuse.

Le temps de sculpter sa propre statue, selon Plotin

Le temps de cultiver son jardin, selon Voltaire

 

Un temps où il ne sera enfin plus question de faire, ni d’avoir mais simplement d’être.

 

Mais revenons à Sénèque…

Dans son court traité intitulé « De la brièveté de la vie », il s’adresse à son beau-père Paulinus , qui est haut fonctionnaire de l’empire et exerce le méconnu métier de préfet de l’annone (Præfectus annonæ). Une des principales tâches de celui-ci était d’assurer l’approvisionnement en grains de Rome et Paulinus a en effet passé l’essentiel de son temps de travail à s’acquitter de cette tâche. Un business man de l’époque, en quelque sorte.

Après que Paulinus eut exercé ce métier pendant plusieurs années, Sénèque lui donne ces conseils (2) :

 

Rentre en possession de toi-même grâce à des activités plus tranquilles, plus sûres, plus nobles ! Penses-tu que ce soit la même chose, d'un côté, de veiller à ce que le blé soit versé, sans avoir été trafiqué par les malversations des importateurs et leur négligence, dans les greniers nationaux, d'éviter qu'il ne soit gâté par une humidité envahissante et ne s'échauffe, d'avoir soin qu'il corresponde bien aux poids et quantités prévus, et d'un autre côté, d'accéder à cette connaissance sublime et sacrée qui t'apprendra quelle est la substance de dieu ; sa volonté, sa condition, sa beauté ; quel sort attend ton âme ; quel est le site où, une fois délivrés de nos corps, la nature nous réunit ; ce qu'il y a qui tient en suspens au cœur de l'espace certaines parties de ce monde, les plus lourdes, maintient au-dessus les plus légères, déplace le feu tout en haut, pousse les astres sur leurs orbites ; sans compter une quantité d'autres aperçus pleins de formidables merveilles ?
Veux-tu bien cesser de rester les yeux rivés au sol, et tourner mentalement ton regard vers tout cela ! Maintenant, tandis que ton sang est chaud, ta verdeur se doit d'aller vers ce qu'il y a de meilleur ici-bas.

Dans ce genre de vie t'attendent l'amour des vertus et leur pratique, l'oubli des passions, la connaissance de la vie et de la mort, et l'altière paix des choses.

 

Tentant, non ?

 

 

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BIBLIOGRAPHIE

 

  1. Stanley Milgram : Soumission à l’autorité (Calmann-Levy)
  2. Sénèque : Sur la brièveté de la vie (Mille et une nuits)
  3. Friedrich Nietzsche : Aurore : Pensées sur les préjugés moraux (Classiques de poche)


25/11/2014
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