Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

Sénèque et le radio-réveil

 

Paris, septembre 2021

 

 

 

J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond,

Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font

(MOLIÈRE, Misanthrope. I, 1)

 

 

 

Qui l'eût cru! Sur la plage abandonnée, coquillages et crustacés déplorent la perte de l'été qui depuis s'en est allé… (1)

 

C’est le temps béni de l’année où l’estivant un peu gras repart sur l’autoroute avec enfants, belle-mère, chien et bagages vers les brumes du nord et son morne quotidien.

Oui, on peut dire qu’enfin le mafflu reflue...

 

C’est le moment où le monde redevient un petit peu moins hostile au misanthrope blessé, où le loup solitaire peut à nouveau envisager un peu plus tranquillement de sortir de sa tanière et de vaquer de nouveau à ses occupations.

 

C’est donc sereinement que je me dirigeais ce jour-là vers la caisse du magasin afin de procéder au paiement de quelques babioles dont je comptais faire l’acquisition. En cette heure pré-vespérale, pas de longue file d’attente : seule une femme, stagnant entre deux âges comme un poisson entre deux eaux, me précédait. Cette femme, dont l’élégance se réduisait à un look « ouais-je-sais-c’est-pas-beau-mais-c’est pratique » (c’est-à-dire à l’inévitable pantacourt sur des jambes torses, rosâtres et peu épilées) entendait procéder à la caisse à un échange standard de son radioréveil acheté récemment pour un modèle plus adapté à ses désirs.

 

Comment ne pas comprendre son rêve d’échanger son Bedtronix 5815 M dont elle avait fait par erreur l’acquisition la veille pour le Bedtronix 5815 X ? Le modèle 5815 X, plus récent, était en effet équipé de nombreuses fonctionnalités séduisantes, dont les trois principales étaient la sélection du chant du coucou de l’Himalaya (Cuculus saturatus) parmi les chants d’oiseaux disponibles en sonorité de réveil, la programmation possible du réveil sur trois semaines par tranches successives de 8 heures, tenant compte des phases de la lune et des années bissextiles et surtout, surtout, la disponibilité en finition « Teck de Java » au lieu de la tristounette couleur beige laquée « Rose des Sables », de série sur le modèle M.

Et quand on sait que cette merveille était proposée en rayon au même prix que la version plus ancienne, on comprend mieux l’ardente urgence qu’il y avait en ce jour à procéder à son échange.

 

 

Mais soudain, ce fût le drame…. A l’instant précis où la caissière annonça d’une voix tranquille : « Voilà, j’ai procédé à l’échange, il vous reste un dû de 7 centimes ».

 

A ces mots, on entendit simultanément l’intelligence et le sourire de la quinquagénaire se refermer dans un claquement sec : « Ben.. Nan !....j’vois pas pourquoi, c’est un échange et pi, i z’ont le même prix en rayon ».

 

S’ensuivit alors une lutte intellectuelle brève mais violente, entre la caissière et l’acheteuse. La première tenta successivement d’évoquer une erreur informatique, une différence sur la valeur de l’écotaxe, une erreur d’étiquetage en rayon, où le prix de l’objet aurait dû être indiqué à 17, 92 euros, et non 17,99 afin de tenir compte de ces variations d’écotaxe… rien n’y fit.

 

« Ben oui, mais c’est un échange, donc c’est au même prix ». On aurait cru voir Margaret Thatcher le 30 novembre 1979 à Dublin, à l’issue de la réunion des chefs d’état de la Communauté Européenne :

« I want my money back »…

 

A court d’argument, la caissière quitta son poste pour partir consulter, à la caisse voisine, Germaine dont le cheveu gris et la moustache disaient l’expérience. Après mure réflexion, Germaine confirma la probable responsabilité de l’écotaxe dans cette différence de prix, et commença à évaluer les diverses prouesses informatiques susceptibles d’y remédier.

 

Nous avions déjà, elles, leur employeur et moi, perdu près de 15 minutes pour 7 centimes d’euros, et oui, j’avoue que mon orgueil naturel estime la valeur de mon temps à un peu plus de 30 centimes de l’heure.

J’eus pu tenter ici de proposer la pensée de Sénèque qui dénonçait déjà, vers l‘an 49, dans son « De Brevitate Vitae » (De la brièveté de la vie) « les innombrables manières de gaspiller sa vie » (2) :

 « Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre ; jamais vous ne pensez à votre fragilité. Vous ne remarquez pas combien de temps est déjà passé; vous le perdez comme s'il venait d'une source pleine et abondante, alors pourtant que peut-être ce jour même, dont vous faites cadeau à un autre, homme ou chose, est votre dernier jour. C'est en mortels que vous possédez tout, c'est en immortels que vous désirez tout…

 

Hélas ! Je savais déjà par expérience que la pensée stoïcienne est souvent sans effet dans ce genre de situation .... Le blocage menaçait de durer, et encore pour de longues minutes.

 

Alors, passablement agacé de voir que la quinquagénaire pantacourtée ne céderait rien, je prélevais 7 centimes dans ma bourse, et les posais magnanime sur le comptoir en disant : « Ecoutez, finissons-en, voilà 7 centimes et n’en parlons plus, le problème est réglé ».

Fou que j‘étais ! Je m’imaginais déjà repartant vers la sortie du magasin nimbé de la reconnaissance éternelle de la caissière grâce à ce geste d’une générosité folle qui résolvait d’un coup l’épineux problème de l’écotaxe flottante, et permettait aux clients suivants (dont moi) de quitter les abords de cette caisse devenue franchement hostile.

 

« Pourquoi ? Vous êtes pressé, Monsieur ? » « Ne vous énervez pas, ce n’est pas la peine, je vais résoudre le problème !! »

Je restais à la fois coi, baba et bouche bée… Une telle alliance, en un double salto psycho-philosophique du syndrome de Stockholm et de l’éloge de la servitude volontaire me pétrifiait.

Au lieu de consentir à la reconnaissance de l’absurdité de l’exigence du pantacourt, la caissière prenait fait et cause pour son tyran, comme l’otage sympathise avec le terroriste contre le policier qui tente de le sauver. Elle reconnaissait, mieux, elle partageait désormais l’exigence absurde de ces 7 centimes.

 

La Boétie me revenait en mémoire (3):

« … Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est... Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire.»

 

Mais le coup de grâce fut probablement asséné par l’obstinée radine, revenue à la charge, lorsqu’elle tenta de conclure notre échange, d’un définitif « Oh, ça va !!! Y’a pas mort d’homme ! »

 

Que répondre ? Tout d’abord que « Y’a pas mort d’homme » est une expression légalement interdite depuis qu’elle a gagné plusieurs années de suite, ex aequo avec « ça mange pas pain » le premier prix de l’expression la plus stupide au Grand Concours Annuel des Expressions A La Con (GCAEALC) organisé chaque année à Trécon, dans la Marne.

 

Et ensuite que si, justement, il y a mort d’homme, et c’est encore Sénèque qui le dit :

«Si le nombre de leurs années futures pouvait leur être donné comme l'est celui de leurs années passées, combien trembleraient ceux qui verraient qu'il leur en reste peu, et combien ils les épargneraient ! D'ailleurs il est facile de bien gérer ce que l'on est sûr de posséder, si peu que ce soit ; il faut beaucoup plus de soin pour veiller à ce qui peut nous faire défaut à un moment que nous ignorons.»

 

Je crois que c’est lorsque la caissière a enfin compris, à mon souffle court et rauque ainsi qu’à la fumée qui me sortait des naseaux, que je risquais de lui faire avaler le Bedtronix 5815X finition Teck de Java si la situation s’éternisait, qu’elle a susurré d’un air entendu à son tyran favori :

« Je vais faire passer Monsieur, si ça ne vous dérange pas, puisqu’il est si pressé ! »

Je suis passé, donc.

 

J’espère vraiment qu’après avoir perdu trente minutes de sa vie, notre pantacourt a récupéré ses 7 centimes.

Ça ne vaut pas beaucoup plus.

 

 

 

 

 

  1. La Madrague, de Jean-Max Rivière, et Gérard Bourgeois, chantée par Brigitte Bardot
  2. Sénèque : De la brièveté de la vie. Traduction E. Bréhier. La Pléiade
  3. Etienne de LA BOETIE : Discours de la Servitude volontaire

 



05/09/2021
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