Psychanalyse de la feuille morte
Paris, septembre 2014
Etre dur de la feuille n’empêche pas pour autant d’être mou de la branche, et réciproquement
(Pierre Dac)
C’est bientôt l’automne. Les arbres commencent à se colorer de jaune et à perdre leurs feuilles, qui virevoltent, hésitantes, dans la douceur de septembre. Les feuilles mortes ont toujours inspiré les poètes :
Edmond Rostand, dans Cyrano, par exemple :
« A ce moment un peu de brise fait tomber les feuilles
CYRANO
Les feuilles!
ROXANE
(levant la tête, et regardant au loin, dans les allées)
Elles sont d'un blond vénitien.
Regardez-les tomber.
CYRANO
Comme elles tombent bien!
Dans ce trajet si court de la branche a la terre,
Comme elles savent mettre une beauté dernière,
Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grâce d'un vol! »
Ou bien Jacques Prévert, un peu plus tard :
« Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
Les souvenirs et les regrets aussi… »
Soyons franc : je n’aimais déjà pas beaucoup l’automne : Cette ambiance de rentrée des classes, les jours qui raccourcissent, la perspective de l’hiver arrivant…. Tout cela avait déjà de quoi me rendre légèrement mélancolique…
Heureusement il nous restait, à cette période de l’année, la lumière dorée de septembre et les balades sur l’herbe, à nouveau humide, aux parfums de feuilles mortes…
Mais aujourd’hui, c’est fini. Les poètes sont des ringards et le modernisme triomphant est en marche.
L’homme a tout d’abord décidé que les feuilles mortes étaient un obstacle à l’harmonie glorieuse du monde. Sans qu’on sache exactement pourquoi. Je ne discute pas ici le fait qu’il faille, bien sûr, éliminer l’humide feuille traitresse lorsqu’elle se tapit sournoisement sur les trottoirs de nos cités, représentant alors un risque certain pour le passant distrait ou pour quelques cols du fémur de vieillards valétudinaires ou cacochymes.
Mais je ne vois pas bien la dangerosité des feuilles qui tapissent une pelouse, un massif de fleurs fanées ou une allée bordée de platanes. Du moins, rien qui ne puisse expliquer la frénésie qui s’empare des humains dès que les premières feuilles tombent…
Ne serait-ce pas plutôt que ces feuilles mortes jonchant le sol ont le même rôle dans l’inconscient de nos congénères que les « memento mori » (littéralement « souviens-toi que tu mourras »), ces natures mortes peintes (1) représentant des crânes ou des fleurs fanées qui au cours des siècles passés, servaient à rappeler aux hommes la vanité et la brièveté de leur existence ? De la fleur fanée à la feuille morte, admettez qu’il n’y a qu’un pas…
Face à cette angoisse existentielle transmise par la feuille morte pourrissant sur la glaise, qui lui rappelle sa propre destinée, l’homme a donc inventé LA solution anxiolytique : le souffleur de feuilles.
Joyau de la technologie du 20ème siècle, accessoire indispensable de l’homme moderne, le souffleur de feuilles n’est en fait que la version gazeuse d’un autre nuisible assez répandu appelé Karcher, lui aussi beaucoup utilisé par les mâles bricoleurs du dimanche.
Sans sombrer hâtivement dans une lecture psychanalytique facile, je voudrais néanmoins attirer ici votre attention sur la symbolique éminemment phallique de ces deux outils, tiges longues et droites propulsant le plus loin possible et avec une grande puissance le fluide (eau ou air) régénérateur.
Jouer avec un tuyau a toujours fasciné l’homme…Pouvoir le faire avec un maximum de bruit permet à la fois de se donner de l’importance et d’attirer l’attention, conjuguant ainsi agressivité et exhibitionnisme, sans lesquels il n’est pas de vrai mâle dominant.
Ce n’est - à nouveau - que le vieux concours de celui-qui-pisse-le plus loin, à ceci près que nos jeux d’enfants étaient tout de même plus silencieux….
« Memento mori » de la feuille morte contre virilité de la machine :
Si l’on combine ces deux symboles, il devient alors évident que l’on se retrouve face au bon vieux dualisme Freudien : pulsion de vie contre pulsion de mort, Eros contre Thanatos…
Avouez que cette dialectique automnale vous avait jusqu’alors échappée.
Le souffleur de feuilles, cette invention du diable, a semble-t-il germé dans le cerveau malade d’un ingénieur japonais au début des années 1970.
Pour ceux qui auraient la chance insigne de résider dans une contrée jusque-là épargnée par cette ignoble verrue technologique (C’est où ? C’est où ?), il s’agit d’une sorte d’aspirateur à l’envers, qui souffle violemment sur les feuilles dans l’espoir vain de les repousser dans une direction approximative où il sera alors facile de les collecter, à moins qu’un vent mutin n’en décide autrement et ne repousse les feuilles dans le sens opposé.
Etudions d’un peu plus près ces machines infernales et, à titre d’exemple, penchons-nous quelques instants sur la Ferrari des souffleurs de feuilles, the must of the must, the star of the « leaf blowers », comme ils disent aux Etats Unis d’Amérique : Le Husqvarna 580BTS…
Ce bijou Suédois, présenté (selon le site web de la société Husqvarna) comme « la manière futée de nettoyer et de rassembler les feuilles et les débris », relègue donc les balais et autres râteaux au rang d’outils Néanderthaliens, utilisables uniquement par les demeurés rebelles au progrès technologique. Il vous propose de « vous faire aimer l'automne » (et les sanglots longs des violons qui vont avec ?) en vous débarrassant des feuilles mortes qui seront « sitôt tombées, sitôt chassées! ».
J’avoue que l’urgente nécessité qu’il y avait à guetter, souffleur en main et truffe au vent, la moindre feuille qui tombe pour la chasser illico m’avait jusqu’alors échappé. Mais bon…
Revenons à notre Husqvarna 580BTS :
Il est difficile d’imaginer un instrument plus inamical. Soufflant l’air à plus de 330 km/heure (c'est-à-dire avec la puissance d’un violent cyclone ou d’un typhon) avec un niveau de puissance sonore supérieur à 110 décibels, il fait autant de bruit qu’un klaxon coincé à un mètre de vous. Le tapage est équivalent à celui engendré par un concert de rock, il approche gentiment le marteau-piqueur (115 décibels).
(En comparaison, le doux babil d’un aspirateur n’est que de 70 décibels et un baladeur hurlant à volume maximum dans vos oreilles ne dépasse pas les 100 db….)
A ce niveau, le bruit peut être considéré comme dangereux pour l’audition. Le pauvre esclave des temps modernes qui passe ses journées avec ce disgracieux appareil sur les épaules n’a plus qu’à faire confiance à ses protections acoustiques (s’il en a…) tandis que les voisins, dans un rayon de plus de 50 mètres, sont priés de s’abstenir de tout travail nécessitant une certaine concentration.
Ne parlons pas de sommeil réparateur : pour dormir correctement, l’OMS recommande de se trouver dans un environnement sonore dont le niveau moyen ne dépasse pas 30 dB.
Le passant, lui, n’a plus qu’à se boucher les oreilles des deux mains afin de tenter de protéger ses capacités auditives.
Ce qui ne lui en laissera aucune pour se boucher le nez, alors que cela serait pourtant bien nécessaire :
- Tout d’abord parce que ces engins sont équipés de moteurs deux-temps, qui polluent beaucoup plus que des moteurs quatre temps équivalents. Un des désavantages majeurs du moteur deux-temps, et sans vouloir rentrer trop dans les détails techniques, est qu’ils rejettent pas mal de cochonneries dans l’atmosphère: une partie importante (jusqu’à 30%) du mélange essence/huile admis dans la chambre de combustion n’est pas brûlée et est donc rejetée dans l’atmosphère (d’où la fumée et l’odeur caractéristiques de ces pétrolettes portatives). Sont donc ainsi rejetés dans l’atmosphère particules fines d’huile et monoxyde de carbone, accompagnées d’un mélange d’hydrocarbures et de sous-produits de combustion : benzène, 1,3-butadiene, acétaldéhyde, formaldéhyde…
- Ensuite parce que le souffle surpuissant de ces machines ne soulève pas que les feuilles : selon une étude du California Air Resources Board (2) lorsqu’ elles sont utilisées sur une route ou un trottoir de ville, elles sont capables d’envoyer en suspension dans l'air un peu plus d’un kilo (2.6 pounds) de particules d'un diamètre inférieur à 10 microns (dites PM 10) par heure d’utilisation : ces particules , susceptibles de pénétrer dans nos bronches, sont composées de carbone, de plomb, d’arsenic, de cadmium, de chrome, de nickel et de mercure, tous provenant des gaz d’échappement et des garnitures de freins des voitures.
- Lorsque ces souffleurs sont utilisés dans un jardin public, ce n’est pas beaucoup mieux : dans ce cas, les particules fines sont composées de poussières, de bactéries, de pesticides, de champignons, de produits chimiques divers et d’engrais, sans oublier diverses spores de microorganismes telluriques , le tout assaisonné de débris de matières fécales provenant de nos amis à plumes ou à poils….
- Dans les deux cas, une grande quantité d’allergènes se retrouvent dispersés dans l’air…
Encore ? Bon d’accord ! :
Les souffleurs de feuilles perturbent également tout un écosystème : en éliminant la couche de matière organique présente à la surface du sol et avec elle, les microorganismes, les vers, les insectes dégradant les feuilles et les branches (les xylophages), ils favorisent la destruction de l’humus et donc l’érosion des sols.
Résumons-nous donc : les souffleurs de feuilles sont dangereux pour notre santé et dangereux pour notre environnement. En plus de nous casser les oreilles, ils ont surtout un effet orchidoclastique(3) certain!
Amis et amies du silence, faisons flotter un souffle nouveau sur nos parcs et nos jardins !
Avant de devenir à notre tour définitivement durs de la feuille, rejoignez tous le RRRRRR ! (Rassemblement Résolument Révolutionnaire pour le Retour Rapide du Râteau) et retenons notre souffle.
Puis, ensemble, écoutons donc les feuilles tomber… en attendant que « le vent du Nord les emporte, dans la nuit froide de l’oubli… »
BIBLIOGRAPHIE
1- Voir le tableau « Vanité » de Philippe de Champaigne ou la très belle « Madeleine à la veilleuse » de Georges de la Tour
2- LEAF BLOWER FACTS sur http://www.nonoise.org/quietnet/cqs/leafblow.htm
3- Terme pseudo-scientifique créé par dérision, formé à partir du grec ancien ὄρχις, orkhis (« testicule ») et κλαστός, klastós (« brisé ») : en clair : Casse-couille.
Voir à ce sujet la « Page officielle de défense et illustration de la langue xyloglotte (ou langue de bois) » sur http://www.cledut.net/xylo.htm
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