Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

La dépendance

Paris, janvier 2023

 

Première tentative d'écriture à deux mains, avec l'ami Cincinnatus....

 

 

 

Jamais nouvelle drogue n’avait connu un tel succès, nul toxique n’avait atteint si rapidement un tel degré d’adoption. En à peine quelques années, une dépendance sévère s’était étendue à l’immense majorité de la population.

 

Ses symptômes étaient pourtant visibles de tous.

En premier lieu, la dépendance, presque impossible à sevrer, s’imposait immédiatement. Peu importaient le lieu et le moment, la satisfaction du besoin physique ne tolérait aucun délai, aucune contrainte. Plus encore que l’héroïne, la première dose suffisait à installer, une fois les effets passés, un état de manque physique et psychologique à tel point insupportable que beaucoup finissaient par toujours garder sur eux le matériel nécessaire – et ainsi se shooter presque en continu, de manière plus compulsive encore que les pires alcooliques ou fumeurs de tabac.

 

À la dépendance s’ajoutaient des pertes fréquentes de l’attention, dues aux hallucinations que provoquait la drogue. Pendant de longues heures, la plupart des toxicomanes demeuraient figés, les yeux perdus dans le vague, le visage hébété et d’une pâleur cadavérique comme s’il était éclairé par une froide lueur extérieure. Ils souffraient aussi régulièrement d’une dangereuse réduction des réflexes, même vitaux, ou encore de troubles de l’émotion parfois d’une très grande violence : rires compulsifs, pleurs inexpliqués, colères inopinées et grande irritabilité, aussi bien pendant les transes hallucinatoires qu’en période de manque – autant de surcharges émotionnelles toujours sans motif apparent depuis l’extérieur.

Ces pauvres junkies étaient d’ailleurs faciles à identifier : on les voyait régulièrement se redresser soudain, pris de panique, le teint blême et la sueur au front, et se livrant à des gestes incontrôlés – ils se palpaient le corps frénétiquement, puis enfonçaient compulsivement leurs mains dans leurs poches en psalmodiant d’une voix désespérée des mots incompréhensibles : « Mais Keskejenaifait, mais keskejenaifait ! »

 

On vit ainsi rapidement se répandre un peu partout dans nos cités des hordes d’individus hallucinés, aux yeux fixes et au souffle court, agitant leurs doigts tels des Parkinsoniens sous acide, parlant ou riant tout seul.

Ils se plaignaient souvent de graves douleurs cervicales et ophtalmiques, de migraines répétées et de pertes du sommeil – en général liées à des prises vespérales voire nocturnes – entraînant un épuisement général aux conséquences préoccupantes. Aucun doute : la drogue agissait sur le cerveau et le système nerveux, même chez les moins dépendants, puisque de sérieux effets sur la cognition se firent très rapidement ressentir chez la plupart des toxicomanes, accompagnés d’une réduction du vocabulaire et des capacités de compréhension orale et écrite.

Nous savons bien, aujourd’hui, que la nette diminution, en peu de temps, du QI moyen de la population aurait dû être imputée à l’usage généralisé de la drogue, même si la relation causale directe s’avérait alors difficile à démontrer. Mais sa négation arrangeait tout le monde. Et puis le doute pouvait subsister : est-ce que ces gens se droguaient parce qu’ils étaient idiots, ou étaient-ils idiots parce qu’ils se droguaient ? Ce QI dont la valeur fondait désormais plus vite que la calotte des pôles était-il cause ou conséquence ? Le débat entre sociologues et médecins n’avait jamais pu trancher.

 

Plus inquiétante était la création par cette nouvelle drogue de différents univers hallucinés dans lesquels chacun vivait une vie parallèle et simultanée.

Les unités de temps, de lieu et d’action qui étaient notre règle pendant des siècles avaient disparu. Auparavant, réunis autour du feu, ou dans la calèche qui nous emmenait, nous partagions ensemble une histoire commune. Cette drogue avait tout changé. Nous vivions désormais toujours ensemble physiquement, certes, mais séparément. Elle avait annihilé jusqu’à l’idée même d’un monde commun.

Les modes de sociabilité se modifièrent ainsi radicalement : aucune rencontre, aucune discussion ne pouvait plus exister sans que les interlocuteurs ne s’enfermassent de plus en plus fréquemment dans leurs visions artificielles. Les repas de famille paraissaient rassembler des monades enfermées dans leurs bulles, le regard vide, chacun perdu dans son propre monde d’illusions personnelles et d’hallucinations psychédéliques.

Même dans les lieux dédiés à l’introspection, à la contemplation ou qui exigeaient, à tout le moins, une forme de discrétion – cinémas, théâtres, églises… –, certains n’hésitaient pas à déranger leurs voisins par leur comportement erratique et parfois bruyant sous emprise. Dans les musées, oscillant entre excitation narcissique et introspection mutique, ceux qui n’observaient pas les œuvres à travers le filtre de leurs mirages leur tournaient tout bonnement le dos pour mieux s’absorber dans leurs trips égotiques.

Quant aux espaces jadis dévolus à la convivialité – ainsi, par exemple, des restaurants –, il était devenu habituel pour les plus dépendants de s’adonner à leur plaisir solitaire plutôt qu’à la conversation collective.

 

« Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction », avait un jour dit Saint-Exupéry, désormais plus connu de la nouvelle génération comme aéroport que comme poète. En plein milieu d’une interaction sociale ou même d’un tête-à-tête amoureux, toute la tablée pouvait s’interrompre brutalement et regarder chacun dans une même direction, tous prenant simultanément une dose qui les enfermait en eux-mêmes pendant plusieurs minutes.

Enfin, l’isolement et la désocialisation des junkies, phénomène bien connu de tous les spécialistes de la question, atteignirent avec cette drogue des records. L’enfermement dans le mutisme – entrecoupé des explosions émotionnelles déjà relevées –, qui accompagnait la sorte de transe induite par la drogue, rendait ses esclaves particulièrement vulnérables. Se développait ainsi, chez certains, une paranoïa délirante que surent très rapidement exploiter divers mouvements sectaires et complotistes.

 

Cet enfermement en soi pouvait avoir des conséquences tragiques. Dans l’espace public, les piétons erraient dans une forme de somnambulisme et risquaient leur vie à chaque coin de rue. Tels des prêtres incas hagards, l’esprit embrumé et le regard absorbé dans la contemplation de leurs visions psychédéliques, ils portaient devant eux, à plat et avec respect, le matériel d’injection, absorbés en des images qu’eux seuls pouvaient percevoir, agitant frénétiquement les doigts devant eux, parlant à haute voix à des interlocuteurs éthérés.

Pire encore : les conducteurs, quels que fussent leurs moyens de locomotion, et malgré le danger et l’illégalité de tels comportements, comblaient souvent leur manque en prenant une dose au volant ou au guidon. Cette drogue avait pourtant contribué, par sélection naturelle, à l’élimination physique des plus accros, les hallucinations visuelles étant peu compatibles avec la conduite d’une berline à grande vitesse ou d’un vélo dans les rues des grandes métropoles.

 

Répandue uniformément dans tous les milieux socioprofessionnels, dans toutes les couches de la société, la drogue faisait des ravages sans discrimination aucune. Ni grande résistance malgré ses effets épouvantables.

Quelques médecins essayèrent d’attirer l’attention du public et de combattre la catastrophe sanitaire, sociale et civilisationnelle. Mais il était trop tard. Et le combat inégal. Cette drogue abolissait toute réflexion, toute analyse sérieuse et l’avis d’un professeur de médecine n’avait désormais pas plus de poids que celui de Robert, naturopathe-énergéticien adepte de la cure détox à la sève de bouleau.

La drogue avait déjà trop imprégné la population. En moins d’une génération, sa consommation s’était généralisée, normalisée et il était devenu impossible de s’y soustraire. Tout le monde s’y adonnait, partout et tout le temps. Spectacle effrayant pour tout observateur extérieur mais à tel point intériorisé que personne ne pouvait se rendre compte du drame qui était en train de se jouer.

 

Les intérêts financiers liés à la propagation de cette drogue étant énormes, ceux-ci prirent exemple sur les méthodes employées jadis par l’industrie du tabac et déployèrent d’importants moyens de contrôle et de manipulation les masses, y compris technologiques, afin de démentir, avec un succès certain, tous ces effets négatifs directs ou indirects, et de présenter leur produit hautement néfaste comme récréatif et même (peut-on le croire ?), utile à ses adeptes. Leur tâche ne fut pas très difficile puisque la séduction des états hallucinatoires vécus lors de son utilisation avait vite rendu incontournable cet agent de décérébration massive.

 

Leur cible principale étant les jeunes générations, plus vulnérables et plus sensibles aux vénéneux délices de la drogue, c’étaient les adolescents qui en prenaient les plus grandes quantités dans le dos de leurs parents – et parfois même avec leur accord explicite. Particulièrement réceptifs aux effets psychotropes, ils étaient nombreux à ne plus dormir et à voir leurs résultats scolaires chuter dramatiquement. L’esprit complètement absent des cours, enfermés dans des échanges hallucinés, effrénés et passionnants avec des élèves de la classe d’à-côté, ou même d’un autre lycée, ils clavardaient sans fin sur les péripéties de la relation entre Kevin et Yasmina, ou sur le dernier T-Shirt trop bien qui déchirait sa race. Le professeur, bien que présent physiquement sur l’estrade, était rejeté vers un autre multivers avec ses amis Sartre ou Napoléon Ier, considérés désormais comme inutiles puisqu’ils ne savaient ni l’un ni l’autre qui serait champion de France cette année ou quand sortirait le prochain single de Booba.

 

Le cas des jeunes enfants s’avérait plus tragique encore puisqu’il n’était pas rare de croiser des bébés dans leur poussette montrer déjà tous les signes d’une dépendance incurable !

Cette vision d’horreur, toutefois, ne perdura guère, du fait de la rapide chute de la natalité entraînée par les abus de la drogue. En effet, jusque dans l’intimité des chambres à coucher, bien que face à face, les deux protagonistes du jeu érotique demeuraient obnubilés par les visions qu’offrait le petit carré lumineux grésillant. L’un se plongeait soudain avec passion dans le live du match Rouen-Sochaux, tandis que l’autre tentait de fourguer sur Vinted des fringues achetées la semaine dernière, mais déjà évidemment dépassées. Si Rouen avait gagné (pour un supporter de Rouen, bien sûr) ou si le pantalon avait trouvé preneur, l’extase pouvait alors prendre place et le contact être renoué… en apparence seulement. Car les couples, alors, ne faisaient que juxtaposer des solitudes sous narcotique – la drogue procurant sans doute des frissons à l’onanisme maîtrisé.

 

Fort heureusement, au bout de quelques décennies, l’usage de la drogue disparut de lui-même grâce à la grande bascule transhumaniste qui connecta directement nos cerveaux au métavers. Les électrodes implantées dans nos encéphales avaient permis de se débarrasser de la nécessité de regarder un écran ou d’utiliser ses mains pour contrôler l’interaction. Nos cerveaux n’étaient plus que des terminaux reliés entre eux qui s’ébattaient dans un metavers, quelque part, ailleurs…

 

Il nous restait à inventer la méthadone du métavers.

 

 

 

Cincinnatus et P.Y.

 



23/01/2023
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