Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

Nils Löfgren et la Xylocaïne : L’antidouleur dans la douleur

 

Paris, mars 2024

 

 

 

Au début de l’anesthésie était Dieu : « Alors l'Eternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. L'Eternel Dieu forma une femme à partir de la côte qu'il avait prise à l'homme et il l'amena vers l'homme. » (Genèse 2 :21-22)

Ensuite, plus rien pendant des siècles, pendant lesquels l’homme (pourtant créé à l’image de Dieu, comme chacun sait) ignora le modèle divin et se mit tranquillement à charcuter ses semblables sans se préoccuper outre mesure de leurs souffrances.

 

Pendant des siècles, en effet, on arracha des dents, on amputa des bras ou des jambes au son du canon en luttant contre la douleur avec des moyens pour le moins rudimentaires : la neige ou la glace, pour endormir le membre blessé, le coup de marteau en bois sur la tête après avoir enfilé un casque en cuir (authentique !) et surtout l’éthanol sous ses formes diverses (rhum, calva, vin…) administré en double association avec d’une part la botte ou la ceinture de cuir entre les dents du patient… et d’autre part les bouchons dans les oreilles du soignant afin de ne pas entendre les hurlements du blessé.

 

Il y eut bien quelques tentatives dans l’antiquité et au Moyen Age, d’atténuer la douleur en fumant du cannabis, en avalant de l’opium, en dégustant du vin narcotique de mandragore (miam !) ou des tisanes de plantes gorgées d’alcaloïdes plus ou moins toxiques (morelle, belladone, jusquiame, ciguë...). Les résultats étaient variables, certains traitements présentant parfois cependant l’inconvénient de supprimer la douleur, certes, mais en tuant le patient, ce qui n’était évidemment pas le but recherché.

 

Et puis la douleur n’était pas alors un problème qui méritait beaucoup qu’on s’en préoccupe : au Moyen Age l’hôpital n’était pas encore vraiment un établissement de soin, mais un « hospice », un établissement d’assistance fondé et administré par des religieux. Et pour la religion, c’est de la passion du Christ, de sa mise à mort sur la croix, et donc de sa souffrance, que dépend la rédemption du monde et son salut.

Notre salut à nous pauvres pécheurs devait donc aussi passer logiquement par la douleur et l’ascèse, de préférence longue. (Pardon) (Je vous laisse le temps) (C’est bon ?)

C’est d’ailleurs inscrit dès le départ sur la notice de la religion chrétienne (on l’appelle la Bible, je crois), dans laquelle Dieu donne libre court à sa bonté légendaire :

 

« Il dit à la femme : J'augmenterai la souffrance de tes grossesses. C'est dans la douleur que tu mettras des enfants au monde » (Genèse 3-16). Et pour l’homme, pour qu’il n’y ait pas de jaloux : « Le sol est maudit à cause de toi. C’est avec peine que tu en tireras ta nourriture tout au long de ta vie. Tu en tireras ton pain à la sueur de ton front jusqu’à ce que tu retournes à la terre » (Genèse, 3 17-19).

 

C’est que d’l'amour !

 

Les hôpitaux seront certes confisqués aux congrégations religieuses en 1790 puis nationalisés en 1794, mais l’influence des religieux restera importante jusqu’au début du 20ème siècle.

 

C’est pourtant au milieu du 19ème siècle que la situation se met à changer brutalement … En 5 ans seulement, ce sont trois anesthésiques majeurs qui sont utilisés pour la première fois :

 

Tout d’abord, l’éther...

Bien que celui-ci ait été synthétisé il y a bien longtemps (en 1540) par un pharmacien et botaniste allemand, Valerius Cordus en « dulcifiant le vitriol avec de l’esprit de vin », comme on disait à l’époque (c’est à dire en faisant réagir de l’acide sulfurique sur de l’éthanol), ce n’est qu’en 1842 qu’un médecin américain, Crawford Long l’utilise pour la première fois comme anesthésiant.

Ce sera ensuite au tour du protoxyde d’azote (Wells, 1844), puis du chloroforme (Simpson, 1847) … l’idée de supprimer la douleur s’installe progressivement, mais ce sont toujours des anesthésies générales, qui comportent encore de nombreux risques.

 

Et c’est pourquoi je voudrais vous parler plus particulièrement ici d’un bienfaiteur inconnu de l’humanité, l’inventeur de l’anesthésie locale la plus utilisée, la fameuse piqûre magique qui a transformé nos visites chez le dentiste ou les actes de petite chirurgie en discussions de salon :

 

 

Nils Löfgren et la découverte de la Xylocaïne

 

Tout commença par la cocaïne :

On connaissait, depuis la conquête espagnole du 16ème siècle, la feuille de coca utilisée de manière empirique depuis longtemps par les indigènes des Andes. La feuille de coca, mâchée ou en infusion, était surtout utilisée pour ses propriétés stimulantes et pour un usage mystique dans les cérémonies religieuses pour entrer en transe ou discuter avec les esprits des morts et les diverses divinités incas.

 

Niemann (1860) et Lossen (1863) en isolent un alcaloïde qu’ils nomment cocaïne, déterminent sa structure et décrivent ses effets anesthésiants sur la langue.

 

La petite histoire dit que c’est Sigmund Freud qui eut le premier l’idée d’utiliser la cocaïne comme anesthésiant (c’est du moins ce que raconte lui-même le célèbre psychanalyste Viennois). Ayant reçu une petite quantité de cocaïne de la part d’un laboratoire pharmaceutique il aurait commencé l’étude de ses actions physiologiques sur l’homme avant d’arrêter ses recherches pour une raison plutôt originale : « Je vais expliquer comment ce fut la faute de ma fiancée si je ne suis pas devenu célèbre dans mon jeune âge… J'étais déjà avancé dans cette étude quand l'occasion s'offrit à moi d'entreprendre un voyage (en Allemagne) pour voir ma fiancée dont j'étais séparé depuis plus de deux ans. J'arrêtai mes recherches sur la cocaïne ».

Il confie alors le produit (et l’idée, dit-il) à un ami ophtalmologiste nommé Karl Koller qui utilise la cocaïne comme anesthésiant lors d’une opération de l’œil et présente ses résultats au Congrès d'ophtalmologie d’Heidelberg de 1884.

Et Freud de conclure : « C'est donc à bon droit que l'on doit estimer que c'est Koller l'inventeur de l'anesthésie locale par la cocaïne qui a pris une telle importance en chirurgie. Mais je n'en veux nullement à ma fiancée pour l'interruption de mon travail »

 

Koller y gagna par la suite le surnom de « Coca Koller » en raison de sa découverte. (Ah, le célèbre et très fin humour autrichien !)

Freud, lui, se vengea sur les générations futures en tentant de théoriser sur ce qui arrive quand « le sur-moi ne fait pas obstacle aux pulsions libidineuses du ça » et autres fariboles, mais la réalité était là : il avait préféré quitter Vienne, son laboratoire et ses recherches scientifiques pour aller lutiner Martha, la belle teutonne, sur des sofas hambourgeois.

 

La cocaïne fut ensuite utilisée par les dentistes comme anesthésique locale, en badigeonnant la gencive ou en plaçant un coton imbibé de cocaïne dans le creux de la dent.

 

Mais au début du XXe siècle, la substance sort de son usage strictement médical et commence à être consommée dans les milieux festifs pour ses effets énergisants. On réalise alors que cette molécule présente de nombreux effets secondaires : dépendance, overdoses, troubles cardiaques ou psychiatriques…

Mais surtout, elle est diabolisée à la veille de la Première Guerre mondiale, car elle est essentiellement produite en Allemagne qu’on accuse de vouloir fabriquer des « super-soldats » à l’énergie décuplée par la cocaïne...

La cocaïne est classée dans le tableau des stupéfiants en 1916 en France ce qui pousse les médecins à lui chercher des alternatives.

 

Amylocaïne (Stovaïne), procaïne (Novocaïne), tétracaïne sont ensuite synthétisées et utilisées. Ces nouvelles molécules tentent d’augmenter la durée de l’action anesthésique sans augmenter la toxicité, avec des succès divers.

 

Et puis survient Nils Löfgren..

 

Nils Löfgren est un chimiste suédois, né le 18 Aout 1913. En 1941, avec un groupe de neuf jeunes scientifiques, il travaille à la synthèse de nouveaux anesthésiques dans un laboratoire de l’institut polytechnique de Stockholm situé 4 mètres sous terre, dans une cave sombre et mal ventilée conçue au départ pour servir d’abri anti-aérien.

L’équipe est très enthousiaste et les jeunes chercheurs synthétisent plusieurs dizaines de molécules candidates. Ce sont tous des chimistes, pas des médecins. Ils n’ont donc pas de patients pour tester leurs inventions. Alors cette joyeuse bande de doux dingos teste le pouvoir anesthésiant des produits qu’ils créent en se piquant les doigts, en piquant les doigts de leurs collègues ou en leur injectant les produits.

Parmi ces chercheurs, l’un deux, Bengt Lundqvist, jeune étudiant de 19 ans, est particulièrement actif et devient le collaborateur le plus proche de Löfgren.

 

En 1943, la trentième synthèse réalisée ensemble, nommée LL30 (pour Löfgren Lundqvist, synthèse n°30) est celle qui semble la plus prometteuse : Lundqvist s’auto-injecte une solution de ce LL30… son cœur ralentit tellement qu’il tombe sur le sol, inanimé … L’insensibilisation de son doigt piqué dure quatre fois plus longtemps que celle provoquée par toutes les autres molécules étudiées jusque-là : c’est certain, LL30 est une molécule très active !!

 

Après avoir continué les injections les uns sur les autres et vérifié le pouvoir anesthésiant de cette nouvelle molécule qu’ils baptisent lidocaïne, Löfgren et Lundqvist essaient de vendre leur invention à la plus grande firme pharmaceutique suédoise de l’époque, Pharmacia, qui ne se montre pas intéressée. Erreur fatale, comme on va le voir…

 

C’est une petite compagnie suédoise, Astra AB qui propose d’acheter les droits du LL30. Un matin de 1943, les deux compères décident de prendre le train pour signer le contrat au siège d’Astra, situé à Södertälje à environ 30 km du centre de Stockholm. En arrivant à la gare de Stockholm, ils se rendent compte que leurs « études cliniques », comme on dirait aujourd’hui, sont très insuffisantes : ils n’ont même pas pensé à tester une anesthésie dentaire avec le nouveau produit ! Lundqvist décide de s’injecter une dose de LL30 dans la mâchoire avant de monter dans le train.

Quand le train quitte Stockholm, ses gencives et ses dents sont totalement insensibles aux piqûres d’aiguille. Une heure après, lorsqu’il arrive au siège d’Astra, l’effet est toujours là…

 

Astra signe aussitôt le contrat : Lundqvist et Löfgren vendent les droits du LL30 à Astra pour 15 000 couronnes suédoises, plus des redevances de 4 % sur les ventes futures du médicament.

 

L’anesthésiant rendant la région traitée aussi insensible que du bois (Xylos, en grec), Astra décide de donner le nom commercial de Xylocaïne au nouveau médicament, entame de vrais essais cliniques et lance le produit sur le marché suédois en janvier 1948, puis dans les autres pays, après avoir reçu l’accord de la FDA, la Food and Drug Administration américaine…. Le succès est immédiat.

 

Les conséquences financières sont énormes. Pour Astra, tout d’abord, qui devient en quelques années une société pharmaceutique prospère qui ouvre bientôt des filiales aux Etats-Unis et dans d’autres pays d’Europe. Plus tard, en 1999, Astra fusionnera avec Zeneca pour devenir Astra Zeneca, l’un des dix plus grands laboratoires pharmaceutiques au monde. Et c’est bien le best-seller Xylocaïne qui propulsa Astra dans l’élite de l’industrie pharmaceutique.

 

Mais pour Lunqvist et Löfgren aussi, les retombées seront colossales :

Si la somme de 15000 couronnes suédoises reste modeste (environ 35000 euros d’aujourd’hui), ce sont les 4% sur les ventes qui vont tout changer dans leurs vies.

Et par forcément pour le mieux : 

 

La malédiction de la Xylocaïne :

 

En 1952 Lundqvist, tombe dans un escalier de l’Université de Stockholm et est victime d’un grave traumatisme crânien. Devenu riche en raison des ventes de lidocaïne, il s’exile ensuite pour des raisons fiscales et achète un luxueux voilier. C’est en plongeant pour effectuer l’entretien de la coque de ce bateau qu’il meurt, probablement d’une hémorragie cérébrale consécutive à cette chute quelques mois auparavant. Nous sommes en 1953. Il a 31 ans.

 

Löfgren, lui, part tout d’abord vivre aux Etats-Unis où il lui arrive une mésaventure originale : ayant touché une grosse somme d’argent de la part d’Astra, il achète une grosse Cadillac, place le reste en liquide dans une sacoche et roule vers Chicago. Il est arrêté à un barrage par la police qui recherche les auteurs du cambriolage d’une banque voisine. Il est fouillé et placé en détention, et il faudra l’intervention du consul de Suède à Chicago pour qu’il soit libéré…

Il va, ensuite aller de déconvenues en déconvenues :

Globalement, l’expérience américaine lui déplaît et il décide rapidement de revenir en Suède. Mais en raison du montant considérable des royalties liées aux ventes de Xylocaïne dans les années 50, il devient l’un des contribuables suédois le plus imposé dans le pays.

Il décide donc, en 1953, de s’exiler en Suisse (pour le climat, bien sûr) et développe à Lausanne son propre laboratoire. Mais ici encore, cette nouvelle vie est un échec et il revient vivre en Suède en 1955 ou il obtient une chaire de Chimie Organique. Encore une fois, l’expérience lui déplaît et il démissionne l’année d’après, ne supportant plus la bureaucratie suédoise…

Insatisfait et déprimé, il sombre dans l’alcool avant de suicider en 1967 à 54 ans.

 

Alors, lors de votre prochaine visite chez le dentiste, ayez donc une pensée pour Löfgren et Lundqvist, bienfaiteurs de l’humanité aux destins tragiques…

 

 

 

 

Bibliographie

 

Forgotten Heroes of Anaesthesia: Nils Lõgfren https://anecdotesanaesthesia.wordpress.com/2021/08/31/9-nils-Löfgren/

 

From cocaïne to lidocaïne: Great progress with a tragic ending

John Wildsmith - European Journal of Anaesthesiology 32(3) :143-146 - March 2015

 

La découverte de la xylocaïne : Kjell Lindqvist, Sven Sundling,

Revue d'Histoire de la Pharmacie Année 1997 316 pp. 456-457

 

Sigmund Freud et la naissance de l’anesthésie locale en ophtalmologie. JP Baillart et M. Faure

 



30/03/2024
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