Les étoiles dans le caniveau

Les étoiles dans le caniveau

La vie, la mort et le parasol

Paris, juillet 2023

 

 

 

Joyeux contribuables, redevables de la contribution au fonds de garantie des dommages consécutifs à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins dispensés par des professionnels de santé régie par l’article L426-1 du Code des Assurances, il est des expressions de notre belle langue française qui ont la particularité de me plonger dans des abîmes de perplexité. Parmi ces expressions, « être entre la vie et la mort », beaucoup utilisé ces derniers temps pour des victimes d’attentats et d’accidents divers, tient une place de choix.

 

Car (et désolé de le rappeler ici, en ce début d’été si doux, propice au farniente somnolent à l’ombre accueillante des pommiers chargés de fruits lourds, ou sous le parasol claquant au vent de la plage inondée de soleil et de cris d’enfants, tandis que vous tentez d’oublier à la fois la dernière augmentation du prix de l’énergie et le retour, désormais inéluctable, à votre poste de responsable régional des ventes sous la direction de ce con de Marcel, et il va quand même bien falloir que je pense à refermer cette parenthèse) car donc, disais-je, nous sommes tous entre la vie et la mort.

C’est même l’inévitable conséquence de notre naissance et de notre condition de mortel : nous sommes quelque part entre les deux. Et dans le combat entre Eros et Thanatos, une certitude : à la fin, c’est toujours Thanatos qui gagne.

 

Alors pourquoi ne viendrait-il à personne l’idée de rappeler à la jeune accouchée, en la félicitant, que son bébé est désormais entre la vie et la mort, ce qui, admettons-le, pourrait aisément être considéré comme déplacé ?

Certes, l’hypothèse d’une fin prochaine est (bien heureusement) peu probable dans le cas du nourrisson, mais cette explication ne tient pas : personne non plus pour signaler à la mamie guillerette soufflant ses 100 bougies à la maison de retraite des Tilleuls qu’elle est entre la vie et la mort, même si l’hypothèse de sa fin prochaine est ici pour le moins à considérer.

 

Alors ? Il semble que deux conditions soient nécessaires à l’emploi de cette expression : tout d’abord un inattendu, un événement cataclysmique qui semble rapprocher l’issue fatale et la rendre soudain « possible », bien que « non prévue ». (Alors que bien entendu, tout était prévu depuis le début, mais que nous tentions désespérément de l’oublier..)

C’est l’accidentel qui rend soudain la mort possible et non pas sa probabilité : Mamie, même cacochyme, ne saurait être entre la vie et la mort.

 

Deuxièmement, il est indispensable que la personne concernée soit inconsciente, afin que le rappel de cette vérité inexorable ne soit pas audible par elle. C’est la moindre des politesses, on ne dira jamais, à personne, sous peine de déplaire : « vous êtes entre la vie et la mort ».

 

« Être entre la vie et la mort » (à l’opposé d’un « JE suis entre la vie est la mort », impossible car conscient) devient alors un événement à la fois accidentel et exceptionnel, donc qui, a priori, ne nous concerne pas.

 La mort reste à sa place, dans l’abstraction et nous pouvons la contempler, détachés et presque sereins..

 

Le réel, tragique et cruel, est appelé à se faire voir ailleurs, comme le dit Clément Rosset (1) :

 

"On dirait qu’un programmateur divin et universel, à moins qu’il ne s’agisse seulement du hasard des choses comme le suggère Épicure, a commis ici un impair de base, adressant une information confidentielle à un terminal hors d’état de la recevoir, de la maîtriser et de l’intégrer à son propre programme : révélant à l’homme une vérité qu’il est incapable d’admettre, mais aussi, et malheureusement, très capable d’entendre ..."

"Ainsi, l’homme est-il la seule créature connue à avoir conscience de sa propre mort (comme de la mort promise à toute chose), mais aussi la seule à rejeter sans appel l’idée de la mort. Il sait qu’il vit, mais ne sait pas comment il fait pour vivre ; il sait qu’il doit mourir, mais ne sait pas comment il fera pour mourir " (2)

 

Voilà. Il ne me reste qu’à conclure cette chronique primesautière qui, j’en suis certain, aura su nimber d’un doux parfum d’insouciance et de légèreté vos soirées et vos nuits estivales par une citation du célèbre pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboïm qui disait : "La relation entre la vie et la mort est la même que celle qui existe entre le silence et la musique : le silence précède la musique et lui succède ".

 

Ecoutons donc Mozart…

 

Et c’est ainsi que l’histoire s’écrit. Dieu est méchant, Madame.

 

 

 

1 et 2 : Clément Rosset, « Le réel et son double » et « Le principe de cruauté »

 



28/07/2023
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